Patrick Corneau

Il fallait une femme d’exception pour relater l’histoire et le destin d’une langue d’exception, le yiddish, mélange d’une culture, allégorie d’un monde disparu et mémoire d’un peuple d’une richesse telle qu’il paraît impensable que l’avenir puisse l’oublier. A travers ses essais, ses traductions et son enseignement, Rachel Ertel a consacré sa vie à faire connaître l’univers yiddish. Mémoire du yiddish, livre d’entretiens paru chez Albin Michel, dans lequel elle confie son parcours personnel, ses convictions et ses rencontres, résonne comme l’appel d’un monde disparu dont, en archéologue passionnée, elle exhume les trésors. La mémoire du yiddish est trop belle, trop riche, trop vive encore pour sombrer dans le silence. « Restez silencieux et vous vous trouverez tout à coup au beau milieu du yiddish » disait déjà Kafka… Et bien qu’il pensât qu’elle était « la langue mourante d’un peuple de fantômes », Isaac Bashevis Singer écrivit pratiquement toute son œuvre en yiddish. Il voulait par les mots lutter contre l’oubli d’une culture décimée. Dans ce long entretien qui fait suite à une émission réalisée pour France Culture avec le journaliste Stéphane Bou, Rachel Ertel explique pourquoi et comment ce même impératif a guidé sa vie.

Née en 1939 à Slonim, à l’époque la Pologne, Rachel Ertel s’installe en France en 1948, où elle vit à Paris avec sa mère et son père adoptif rescapés du Khurbn (Shoah en yiddish) dans un foyer qui accueille les rescapés Juifs d’Europe centrale. C’est dans cette enclave bohème et yiddish, située rue Guy Patin (10eme arrondissement), hantée par des deuils inaccomplis, que Rachel Ertel situe le lieu de sa deuxième naissance. Elle y découvre la beauté et la créativité de la langue yiddish ainsi que les spectres d’un monde anéanti. C’est dans ce lieu, qu’est né son attachement viscéral au yiddish, puis son besoin impérieux de transmettre la langue assassinée. Rachel Ertel dit ne rien se souvenir de ses premières années, en Sibérie où elle fut déportée avec sa famille, en Pologne où elle revient en 1946. Elle évoque « le fantôme de la petite fille » qu’elle était. Ainsi qu’elle le confie elle-même dans cet ouvrage, l’usage du « je » lui est peu familier, voire désagréable. On ne trouvera pas de confidences ici, excepté des allusions assez marquées sur l’unique voyage qu’elle fit en Pologne après la publication de son étude sur le shtetl, livre consacré à la vie juive en Pologne. Expérience douloureuse puisque effectué dans le contexte dramatique de l’extermination. Ce que nous découvrons pas à pas dans cet ouvrage est l’importance de la langue de la traduction qui, chez Rachel Ertel semble toucher au plus près de ses engagements existentiels au plan personnel mais aussi politique. Presque paradoxalement, par ses choix poétiques, ses affinités électives et ses connexions intimes souvent inaperçues, son travail de traduction est représentatif d’un geste plus général d’ouverture au monde qui, en retour, informe l’acte traductif lui-même et celle qui le porte. Grâce au ferme mais toujours respectueux questionnement de Stéphane Bou, toute une vie de recherche et de créativité intellectuelle est comme dépliée, dans une certaine mesure qualifiée et explicitée par la dynamique d’un entretien franc et serré.

Ce qui bouleverse à travers ce récit de vie – et quelle vie ! – c’est de mesurer la gageure qu’il y a à transmettre une langue quasi « objet perdu » comme dit Stéphane Bou. Par sa biographie, par sa connaissance intime de la langue yiddish, par l’épaisseur des couches historiques, littéraires évoquées, Rachel Ertel pourrait légitimement incarner la figure du « témoin » majeur, celui ou celle qui consent à attester : « j’y étais, j’ai vu, je témoigne ». Or comme Perec et son W : « je n’ai pas de souvenirs d’enfance », Rachel Ertel place à l’origine de sa vocation, œuvre et parcours de vie, un formidable abîme existentiel. À l’origine, là où s’exprime de façon absolue la cruauté de l’histoire personnelle et collective, il n’y a que l’absence, un trou de mémoire, un blanc resté vacant. Le monde littéraire yiddishophone avec ses écrivains, ses poètes, ses journalistes (Peretz, Sholem-Aleikem, Spiegel, Sutzkeveer, Glatstein, Zeitlin, Leivick, Leïb Rochman, Sutzkever…) n’est plus, il a été défait, éradiqué, effacé. L’entretien s’attache précisément à convoquer un savoir rétrospectif à partir de cette perte irréparable due à l’Anéantissement, au Khurbn (Shoah). Mais ce n’est pas seulement du yiddish comme langue assassinée dont il est question mais d’une langue-monde porteuse d’une force qui anima la réalité historique de l’ensemble de la société juive d’Europe orientale dans ce qui restait du royaume de Pologne, dans l’empire tsariste, celui des Habsbourg et ses marges.

Décrire l’extraordinaire effervescence de la société juive à travers le yiddish n’est pas le propos de ce livre, Rachel Ertel l’a fait magistralement dans d’autres ouvrages. Aussi me suis-je souvenu avoir dans ma bibliothèque Le Juif errant est arrivé, magnifique témoignage d’Albert Londres qui, en 1929, entreprend une grande enquête sur les Juifs qui le mène de Londres à Prague, en passant par les ghettos de Pologne et de Transylvanie. C’est un récit absolument hallucinant et terrifiant sur les conditions de vie qui sont alors celles des communautés juives : relégation et déplacements forcés, ostracisme, terreur permanente du pogrome, famine, misère et surtout volonté politique de marginalisation sociale – et même projet d’éradication comme ce fut le cas en Pologne après la mort de Pilsudski avec le maréchal Rydz-Smigly (1935). On comprend alors les réserves de Rachel Ertel quand Stéphane Bou l’interroge sur ce voyage qu’elle fit en Pologne en 1987, ses réponses coupantes et lapidaires font état d’un malaise profond*, obsédée qu’elle fut par les signes de la disparition et toutes les tentatives irréelles, artificielles voire grotesques pour faire revivre une scène juive ou yiddish dans une Pologne contemporaine où la question juive n’en finit pas de perturber le « roman national » avec les positions ou mesures choquantes que l’on sait**…
Suivant la progression biographique, une vision du monde se réaffirme au fil des chapitres, englobant la déréliction des rescapés, le deuil des proches, le choix résolu d’émigrer à Paris, le désir d’assimilation à la culture française par le biais de la littérature et de l’école, le lien indéfectible à la culture d’origine par l’activité intellectuelle (enseignement, traduction), les voyages et les engagements vitaux.

Continuer à transmettre le yiddish demande une très grande énergie car il ne s’agit pas de la reviviscence post-vernaculaire d’une langue minoritaire, mais d’empêcher l’oubli définitif d’une langue assassinée avec son peuple. Peut-être la force intense qui anime Rachel Ertel est-elle suscitée par l’énormité (la monstruosité) de la catastrophe ? Phrases terribles que celles-ci : « Mais si c’est une joie (traduire), c’est aussi une douleur. Aucune autre langue ne se trouve dans cette situation. Aucune autre langue, sinon le yiddish, n’est sur le point de disparaître au moment même où l’on est en train de la traduire. Vous n’imaginez pas le sentiment que produit le fait de traduire une langue qui s’érode, pour un public dont on sait qu’il ne sera tout simplement pas en mesure de retourner vers elle. »
La dernière phrase du livre, une citation extraite d’un livre d’Hélène Cixous et Cécile Wajsbrot, est à cet égard exemplaire : « Tout est perdu, gardons la perte ». Message qui peut paraître pessimiste, mais reste en même temps vital, à la mesure de l’énergie invincible évoquée par Stéphane Bou dans sa préface dans le portrait plein d’empathie et d’admiration qu’il dessine de son interlocutrice.
* Rachel Ertel donna en 2003 un récit plus réaliste et émouvant en introduction à Brasier de mots, éditions Liana Levi.
** Les récentes lois mémorielles polonaises interdisent d’utiliser le terme de « camp d’extermination polonais ». Bien que factuellement vrai, puisque ces camps furent mis en place par les Allemands, un tel interdit véhicule des arrières pensées permettant de disculper nombres de Polonais de leur responsabilité dans la dénonciation des Juifs, voire de leur participation à l’extermination, et, a minima, de leur silence.

Mémoire du yiddish de Rachel Ertel et Stéphane Bou, éditions Albin Michel, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : Photographie ©Michael Fingerhut / Éditions Albin Michel.

Prochain billet le 11 octobre.

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Patrick Corneau