Patrick Corneau

William Hazlitt. Ce nom vous dit-il quelque chose ?
Si vous allez à Londres, c’est un luxueux hôtel de Soho datant de 1718, présentant d’élégants murs lambrissés dans un somptueux décor de style victorien. Mais encore ?
Le nom d’un des esprits les plus fascinants de l’histoire des lettres de la glorieuse et non moins « perfide » Albion.
William Hazlitt (1778-1830), critique d’art et de théâtre, fut un immense essayiste après s’être voulu poète, sous l’influence de Coleridge, puis philosophe, sous l’influence du penseur politique William Godwin, et enfin peintre, mais aussi… vagabond, amoureux et un partisan exalté de la liberté individuelle. Une sorte de beatnik en redingote, farouche, indomptable, drôle, clairvoyant, enthousiaste, amer, mélancolique. Causeur et conférencier exceptionnel, journaliste recherché. Ses essais, souvent brefs, mais substantiels, furent réunis de son vivant sous les titres de The Spirit of the Age, The Round Table, Table Talk, The Plain Speaker ou Lectures on the English Poets. Il ne connurent qu’un succès d’estime et ne furent appréciés qu’un siècle après sa mort. Hazlitt mourut dans la misère, et aurait ri de l’hôtel « grand luxe » qui porte son nom aujourd’hui. Les anthologies de ses essais restaient encore difficiles à trouver en anglais, mais heureusement la récente grande édition de Duncan Wu (en 9 volumes) les ont rendus accessibles.
En français, les traductions sont éparpillées, mais on dispose à présent de plusieurs choix : Du plaisir de haïr (Allia, 2005), La solitude est sainte (Quai Voltaire, 2014), Le combat (Quai Voltaire, 2016) et Sur l’amour de la vie et autres essais (éditions du Sandre, 2018), Du goût et du dégoût (Circé, 2007) et, depuis le début de cette année, un volume dû à Julien Zanetta, Sentiment et raison chez Sorbonne Université Presses.

Dans ce recueil tout à fait passionnant, on trouve dix-huit essais sur des questions aussi diverses que la valeur esthétique des Marbres d’Elgin, qui venaient d’être rapportés de Grèce, ses essais sur les grandes pièces de Shakespeare (Othello, Macbeth, Hamlet, Le Roi Lear) ou sur les grands poètes de son époque, William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge ainsi que certains de ses essais et critiques les plus célèbres en littérature et en esthétique : « Du caractères littéraire », « Du caractère de Rousseau », « Du style familier », « De l’imitation », « De l’humour et du spirituel », « Du génie et du sens commun », « Pourquoi prend-on plaisir aux objets éloignés ? ». L’acuité de son propos, sa culture philosophique, sa passion pour la peinture, ses réflexions sur l’humour et le spirituel font de lui un témoin fondamental du début du XIXe siècle. S’il est peu connu en France, il n’a pas été suffisamment reconnu dans son propre pays et cela tient peut-être à la diversité de ses intérêts et de ses écrits. On n’aime pas les feux-follet, les touche à tout, les esprits qui ne rentrent pas dans les cases.

Virginia Woolf, qui ne l’aimait pas, disait, dans la préface à Liber amoris (traduit chez José Corti), que le grand défaut de son œuvre réside dans le fait qu’il avait toujours hésité entre une carrière de peintre et une carrière d’écrivain. Elle trouvait qu’il passait trop aisément de la raison au sentiment, et de raisonnements abstraits à des confidences sur lui-même, bref une versatilité, un goût du mélange qu’il est curieux de voir critiqué chez un auteur qui cherchait à faire coexister des voix diverses comme dans Les Vagues. Reproche que Patrizia Lombardo* qui a rédigé la belle préface de ce volume réfute : « car la forme de l’essai est hybride par nature et noue des idéaux différents ; ainsi que le suggérait le grand défenseur de cette forme au XXe siècle, Robert Musil, elle se situe à la rencontre de l’éthique et de l’esthétique ». C’est justement ce pourquoi Hazlitt est un auteur si original et si précieux aujourd’hui. Il n’écrit pas seulement des miscellanées (genre très pratiqué outre-Manche, depuis Swift, Pope, Johnson, et poursuivi par De Quincey et Thackeray), il a un style miscellanesque, c’est-à-dire chatoyant et jubilatoire. S’il est essayiste et critique, Hazlitt l’est de manière imaginative, pamphlétaire et polémiste mais avec un goût pour l’abstraction et les idées, capable de peindre des scènes saisissantes (de boxe comme dans Le Combat) et de parler dans la foulée de principes esthétiques, amateur d’histoire (sa dernière œuvre est une biographie de Napoléon) et de politique, mais aussi capable d’une spéculation philosophique de haut niveau. Peu d’essais le montrent aussi bien que l’un de ses plus fameux : « Partir en voyage » qui commence comme une promenade rousseauiste dans la nature, continue avec un hymne à la liberté et se termine en méditation sur l’association des idées et l’unité du moi que vient bousculer la pratique du voyage.

Hazlitt doit être lu comme on va en promenade, mais sans s’abandonner à la rêverie sur soi dans le style rousseauiste. Il a l’art de la digression, mais chez lui les digressions sont toujours extrêmement contrôlées : on ne s’éloigne jamais de l’idée principale, une certaine parenté fait qu’on avance dans le sujet par cercles concentriques ou plutôt par spirales qui s’élargissent puis se resserrent. Pour lui, l’essai est une forme mobile, il élargit son horizon à mesure que les paragraphes avancent, le général vient nourrir le particulier et les arguments les plus rigoureux n’empêchent pas les petits récits, les descriptions de lieux et de personnes. Attentif au présent mais conscient du passé, la réflexion s’appuie sur des expériences personnelles, sur des exemples, des analyses, des percées poétiques ; il construit une argumentation qui n’est pas celle du traité ou du système philosophique, mais poursuit un enchaînement d’associations de pensées, d’impressions, de souvenirs, de conjectures. Les références, les citations d’auteurs classiques ou contemporains les plus variés abondent, parfois inattendus d’où l’importance de le lire dans une édition annotée comme c’est le cas ici.

Pour comprendre l’importance et la valeur de Hazlitt, il faut comprendre comme le souligne Patrizia Lombardo l’importance de l’essai, genre qui connaît au XVIIIe siècle une extraordinaire vitalité : « Peu appréciée à notre époque de professionnalisation des savoirs, cette forme, après son début étonnant au XVIe siècle avec Montaigne et, moins d’un demi-siècle plus tard, avec Francis Bacon, est l’instrument privilégié d’une pensée en devenir, d’un tâtonnement de la recherche, ainsi que l’étymologie du mot l’indique. La voie de l’essai au Royaume-Uni est grand-ouverte depuis Richard Steele et Joseph Addison, fondateurs, en 1711, du quotidien londonien The Spectator. Elle est marquée par la personnalité d’un grand écrivain, Samuel Johnson, le « doctor Johnson », fondateurs de journaux, comme The Rambler et The Idler. Dès la fin du XVIIIe siècle, l’essai semble vivre une continuité rassurante, de sa forme la plus brève à sa forme la plus longue, de l’article de revue au livre, ayant à la fois une visée éthique et philosophique, et une visée artistique et littéraire ». Contrairement à ce qu’écrit Virginia Woolf, qui voit dans les essais de Hazlitt un manque d’unité dû à de beaux moments de rêverie brisant la force des raisonnements, l’essai se nourrit d’un mélange de sentiment et de raison – d’où le titre de ce recueil. Forme agile, liée au lieu, au temps et aux circonstances et en même temps capable de traiter des thèmes fondamentaux de la vie humaine.

L’esthétique de Hazlitt est d’abord celle d’un classique. Comme il l’énonce dans « Les marbres d’Elgin », il estime que l’art doit imiter la nature, et non servir à épancher nos sentiments. Si un classique se doit d’honorer la vérité et un romantique l’imagination, Hazlitt se réclame des deux. D’où ses réserves vis à vis de Rousseau. Il aimait Rousseau, comme le montre l’un des essais du présent volume « Sur le caractère de Rousseau ». Il scandalisa en tentant d’imposer ses idées ainsi que les idéaux révolutionnaires en Angleterre. Mais il était dépourvu du trait qu’il considère comme central chez Rousseau : une extrême et maladive attention à sa propre sensibilité et la tendance à transformer tout sentiment en une passion. Hazlitt est romantique du bout des lèvres : il refuse de tout jouer sur l’air du sentiment. En fait, il est tout autant un homme des Lumières, ami de la raison, qui est pour lui « la reine du monde moral, l’âme de l’univers, la lampe de la vie humaine, le pilier de la société, le fondement de la loi, la balise des nations, la chaîne d’or, descendue du ciel, qui lie toutes les créatures animées et intelligentes dans un seul et unique système » (Political Essays). Son idéal n’est pas celui de l’individu romantique, tout tourné vers son moi, mais celui d’un empiriste du XVIIIe siècle et d’un admirateur des Lumières écossaises, qui met la plus haute pensée dans la recherche de ce qui est commun, de ce qui ressortit au common sense qu’Orwell, autre grand essayiste anglais, appellera la common decency. Il défendit avec fougue le « style familier ». En opposition notamment aux envolées de Wordsworth et de Coleridge, ses amis par ailleurs, qu’il trouvait trop affectés (il finit par se brouiller avec eux) et aux romantiques allemands comme Schlegel, qu’il moque souvent.

J’ai aimé le style vif-argent de sa méditation sur le temps dans « D’un cadran solaire ». Elle s’étale comme une conversation amicale, avec grâce et légèreté, teintée d’une ironie qui atténue la gravité du sujet qui touche à l’extrême vanité de la vie humaine ; les impressions filent douces et mélancoliques comme l’eau de la rivière, mêlant souvenirs de lectures et épisodes personnels, passant des lieux aux objets qui marquent le passage du temps : le cadran solaire, le sablier, l’horloge, la montre… Quelle légèreté, quelle rapidité pour nous donner le sentiment du temps !
Nous ne saurions trop recommander le véritable plaisir de lecture qu’il y a à suivre cet esprit sinueux évoluant avec tant de bonheur à travers les choses et les idées, le concret et l’abstrait, le sentiment et la raison. D’autant que l’excellente traduction de Julien Zanetta restitue parfaitement en français le rythme si particulier de Hazlitt et nous permet de faire ce que l’essayiste aimait par dessus tout : un voyage dans l’esprit.

* Patrizia Lombardo, qui vient de disparaître, a pratiqué Hazlitt et l’a enseigné à Genève avec Stendhal. Elle a publié des essais fondamentaux sur les deux auteurs, dont elle rappelle les liens et les similitudes : quasiment contemporains, ils se sont rencontrés à Florence et à Paris en 1824, tous deux aimaient la peinture et la littérature, Napoléon et la psychologie philosophique.

Sentiment et raison de William Hazlitt, traduit de l’anglais et annoté par Julien Zanetta, préface de Patrizia Lombardo, Sorbonne Université Presses, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : autoportrait de William Hazlitt / Éditions Sorbonne Université Presses.

Prochain billet le 7 octobre.

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Patrick Corneau