La rentrée littéraire est agitée par la sortie d’un livre sur lequel on se jette pour de mauvaises raisons : n’y-a-t-il pas pire châtiment ? Je voudrais ici parler d’un livre qu’on ne lira pas hélas pour de bonnes raisons, pour les meilleures raisons possibles, les plus belles. Et c’est de ce paradoxe atroce que je voudrais partir (et si possible anéantir) dans cette chronique. C’est évidemment se placer dans la tension mortifère qui opère entre la culture du spectacle, son bruit et sa pseudo fureur et la voix de la poésie, nécessairement intime, privée voire secrète. Cette dernière soufflée, chuchotée et donc inaudible dans le tohu-bohu du divertissement organisé. Dans ce combat inégal où les Goliath plastronnent, il y a quelques vaillants David qui bataillent pour faire entendre l’infime bruissement des ruisseaux de solitude, l’in-ouï de leur presque rien. Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon des éditions La Coopérative sont de ces guerriers vigilants. J’ai présenté déjà plusieurs titres, toujours surpris par l’inattendu, l’originalité très pointue, parfois bouleversante, des textes, des auteurs proposés. Le nouveau titre qui paraît ces jours-ci, Journal de Belfort de Béatrice Douvre, ne déroge pas à cette habitude qui est presque la marque de La Coopérative.
Comme souvent, le désir de publication repose sur une histoire personnelle, un coup de cœur qui engage et détermine ; ici une amitié faite d’une grande solidarité poétique entre l’éditeur et la poétesse au court destin (1967-1994). En publiant le journal de Béatrice Douvre, Jean-Yves Masson a eu le sentiment d’accomplir un devoir de fidélité vis à vis de celle « dont les poèmes sont comme la trace laissée par un astre fugitif ». Prématurément décédée des suites d’une anorexie le 19 juillet 1994, la jeune poétesse n’aura publié de son vivant que quelques dizaines de textes dans des revues (Polyphonies, Arpa, Friches, Possible imaginaire, Midi). Néanmoins, elle a été reconnue comme l’une des personnalités marquantes de sa génération, si bien qu’en 2000, Voix d’Encre a édité son Œuvre poétique complète, avec une préface de Philippe Jaccottet.
Ses poèmes sont hantés par le mal dont elle souffrait depuis l’âge de 13 ans, l’anorexie, contre lequel elle ne cessa de lutter jusqu’à sa mort, séjournant longuement dans les hôpitaux où elle écrivait, peignait et dessinait. Durant les six derniers mois de sa vie, Béatrice Douvre concentra l’expérience de sa vie et de son écriture – les deux étant indissociables chez elle – dans un cahier que nous pouvons lire aujourd’hui grâce à l’obligeance de Jean-Yves Masson qui l’a scrupuleusement transcrit, mot à mot, à des fins d’édition.
On ne sait rien de ce qui, en 1993, un an avant sa mort, lui fait abandonner le vers pour se lancer dans ce cahier de prose, où, contre toute attente, cette parole si frêle touche à sa pleine mesure dans sa forme ouverte, dégagée. « Le manuscrit m’obsède, j’y ai mis mon amour, ma vérité, mon vertige » note-t-elle dans ce Journal de Belfort qui a l’apparence d’une sorte de « baromètre de l’âme » (pour reprendre la belle expression du regretté Pierre Pachet) où sous forme de notations tendues, sans concessions, ultimes, elle confie son mal-être dans une très exigeante prose poétique – où l’accent poétique se fait plus présent pour exprimer une poignance, une véhémence, une urgence moins présentes dans les poèmes. Le Journal figure une sorte de rupture, comme un grand coup de violence dans l’aube. Ainsi commence une saison nouvelle de sa vie :
« Sur la route de Paris, le 17 mars 1994.
Délaisser le lieu, exténuer la pierre, ensemencer le temps de la route aride. Ne plus nommer ; parler le langage des bohémiens, des voyants, des nomades. La lande s’étale, infiniment, de talus en lucioles, en combes fleuries en crevasses humbles.
Je veux le baroque et le trottoir flanqué, de filles ouvertes presque nues qui ondulent de ma pitié. J’ensemencerai le non-fécond, les reins stériles, les jambes muettes.
Ma paupière bout du désir d’étreindre chastement dans un désir d’enfant. Je viole la nuit aux cent passages. La connaissance m’est interdite, j’écoute les oiseaux taire leur chant d’hiver et muer. »
Au-delà de l’évocation d’une liaison douloureuse avec un homme qui ne pouvait l’aimer, lui vouant un amour qui se voudrait au-delà du désir, l’écrivain qui savait sa vie menacée, se jette corps et âme dans un texte-confession qui devient vite un champ d’exploration de toutes les formes d’expression tremblées et tremblantes d’un désir insatiable. Inassouvissable parce que brûlant de deux feux, d’une part un côté évanescent, transparent, éthéré, affamé de transcendance, et d’autre part, une grande force sensuelle, un appétit de suavité sur lequel elle sait ne pas pouvoir se reposer. Avec le Journal de Belfort, la parole se libère, les phrases s’allongent et Béatrice Douvre d’écrire sa Saison. Non pas que l’on puisse par-là comparer ce qui ne peut l’être, mais on retrouve dans le Journal de Belfort la même liberté, la même profusion, la même allégresse de ton, d’image, de style que chez le Rimbaud d’Une Saison en enfer.
A suivre les méandres de cette écriture quotidienne, on voit qu’elle ne cesse de s’enrichir, jusqu’aux pages de la section intitulée Passante du péril, où l’expérience de l’anorexie et de l’hôpital psychiatrique se trouve décrite avec un réalisme saisissant. Béatrice Douvre témoigne des tortures qu’elle dut subir en tant que jeune anorexique bien avant son arrivée à l’hôpital Sainte-Anne. Certes les traitements et l’accompagnement de cette maladie ont bien évolué depuis, mais on reste impressionné par la force bouleversante de son récit face à ces méthodes inhumaines : « J’ai l’appétit fermé par le malheur », écrit-elle magnifiquement.
Les quatre sections de ce livre s’achèvent avec les tout derniers poèmes qu’ait écrits l’auteur. Leur beauté dépouillée atteste, comme l’écrit Jean-Yves Masson dans sa préface, « d’une harmonie que seule sans doute la poésie pouvait lui apporter, en ces ultimes semaines tourmentées de son existence terrestre. Ici aussi, l’expérience quotidienne est à la fois présente et transcendée, mais souvent avec une sérénité qui marque le chemin parcouru depuis le début du Journal de Belfort. »
« Adieu aux mots sertis, aux mots de gloire. Tu m’attends près de l’arbre aride où naissaient des épines. L’eau était de soie, on s’y baignait moins purs. »
Paris, le 4 juin 1994 (dernières lignes du Journal).
La mort n’a jamais le dernier mot. L’art fixe l’éclat, une fois la vie retirée.
Dans un siècle où tant d’écrivains disent des noirceurs auxquelles d’autres n’opposent souvent que des simplismes mystificateurs où se retrouvent tous les archétypes de la bassesse régressive et de la répétition stérile, l’œuvre de Béatrice Douvre s’avance un peu seule et sans tapage vers ce rai de lumière sous la porte qu’il y a au fond de chacun de nous. On la sent fidèle à quelque étoile, prête à partir avec elle le jour du Jugement.
La beauté délicate du portrait photographique qui orne la couverture nous le confirme : une beauté invincible conquise sur le malheur a tenté de faire vaciller les semblants…
Cette œuvre est belle comme le fut la météorite de Mauerkirchen. Elle était destinée à nous éclairer en se consumant.
Béatrice Douvre, Journal de Belfort, La Coopérative, 2019, (parution le 20 septembre). LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : photographie © Mathilde Bonnnefoy / Éditions La Coopérative.
Prochain billet le 3 octobre.
Inassouvissable parce brûlant de deux feux, d’une part un côté évanescent, (Il manque « que » entre « parce » et « brûlant »
Merci pour votre attention au texte, je vais corriger cet oubli. Cordialement, P. C.