Patrick Corneau

En général je parle des livres que j’ai choisis. Ce n’est pas le cas pour celui-ci. Je bénis les mains qui me l’ont envoyé, car ce texte est une merveille. La joie de l’avoir reçu suscita étrangement, dès les premières lignes lues, la tristesse que j’aurais eue à le manquer…
Un si grand silence est la première œuvre narrative de Jacques Robinet, psychanalyste et poète (huit recueils de poèmes publiés). Une prose tendue, vibrante, sobrement élégiaque qui, entre complainte funèbre et chant d’amour s’apparente au thrène – lecture dont on ne ressort pas indemne.
Ce récit est la difficile reconquête de l’auteur après le séisme provoqué par la mort de sa mère. Cassure, « grand silence » qui plonge Jacques Robinet dans une déréliction telle qu’il décide de l’interroger, de l’approfondir pour ne pas perdre pied.
Un attachement passionnel liait Jacques Robinet à Carmen, sa mère; femme « fragile et sévère, incorruptible et hautaine » mais sensible, aimante et portant une permanente mélancolie issue de blessures secrètes que son fils essayait d’atténuer, de juguler. Une relation exclusive les unissaient, choquante aux yeux de la fratrie (deux sœurs, deux frères dont un mis fin à ses jours), difficile pour le père. Jacques Robinet ne se cache pas ce qu’elle avait de presque scandaleux pour son entourage. L’aveu de cet amour œdipien est mal reçu. Y compris par une amie psychanalyste qui affirme d’une voix tranchante: « Ta mère t’a fait beaucoup de mal« , phrase malheureuse (« exemplaire de la sottise où peut mener le savoir, fut-il de l’inconscient« ) qui met un terme à leur amitié. La disparition de celle qui orientait sa vie, lui donnait un sens, l’éclairait, le confronte à la nécessité de surmonter la souffrance que lui-même comme psychanalyste a cherché à soulager chez autrui.  Dans le mois qui suit cette perte, il décide de faire un voyage en Inde programmé plus tôt. C’est un deuxième choc, culturel et spirituel: il découvre un autre rapport à la mort, donc à la vie. La découverte du bouddhisme, de l’hindouisme pour un esprit élevé au cœur du catholicisme (et passé par la prêtrise) est un ébranlement qui le pousse à l’inventaire aimant mais sans complaisance de ce qui l’unissait à cette mère espagnole. Jacques Robinet se trouve conduit, en s’adressant à elle par-delà la mort, à faire le bilan de son itinéraire personnel. Il évoque ainsi ses relations avec ses proches, dont certains portent des noms célèbres, tels Jacques Maritain, François Mauriac, Julien Green ou encore Françoise Dolto, la conseillère fidèle, dont il a recueilli certaines des ultimes confidences. Au passage, Jacques Lacan grand dé(con)structeur d’illusions de par « son pessimisme hautain et mortifère« , reçoit un portrait sans aménité. Ce « grand silence » est en fait bruyant de toutes les serrures qui se déverrouillent, des clapets qui s’ouvrent et laissent se débonder des flux longtemps retenus où plonge le chant secret du désir. Nourri par une longue pratique de l’écoute, Jacques Robinet dénoue les fils de ses amours (filiales, familiales, amicales), chemins dʼombre et de lumière où se mêlent autant de douceurs que de douleurs. Déjouant les réflexes du métier d’analyste – car il ne sʼagit pas tant de guérir en traquant à lʼextérieur le responsable de notre malheur que dʼen assumer la charge – c’est une véritable metanoia qu’entreprend Jacques Robinet. Quête fiévreuse, pressante, exploration initiatique qui n’est pas seulement la chronique d’un deuil mais aussi un poignant témoignage d’espérance, où les interrogations religieuses vont de pair avec la reconstruction de soi-même. C’est dans le cœur, non à l’extérieur, qu’est tracé le chemin de ceux qui s’engagent dans la voie spirituelle.
Alors que nous sommes environnés de fossoyeurs qui ajoutent une couche de noir sur les ténèbres, Jacques Robinet a choisi – mais s’agit-il d’un choix? plutôt obéissance à une Instance suprême – de faire le travail de celui qui va chercher quelques lueurs au fond du souterrain. Dans l’abîme, au plus fort de la nuit obscure, il y a comme le dit Jean de la Croix « la source qui jaillit et fuit malgré la nuit« . C’est donc une nuit « transfigurée » que traverse Jacques Robinet. Dans ces pages, sa voix, rendue plus lumineuse par des années d’attention aux autres, aiguisée par un évident talent poétique, est à la fois exigeante et bienveillante, elle répand en nous une bienfaisance à laquelle nous n’étions plus habitués. Grâce soit rendu aux éditeurs qui ont convaincu l’auteur – ayant donné à lire par amitié cette confession écrite il y a 27 ans – de la publier.

« Amorcito, les images se bousculent dans ma tête: ta mort est l’embouchure où toutes mes sources convergent. Elle est aussi ce trou noir dont parlent les astronomes, où se précipitent les étoiles.
Tel un aimant d’une force prodigieuse, elle ras­semble la limaille éparse de ma vie. Sans résister, je me laisse entraîner vers cet épicentre qui aspire mes forces dispersées. En elle, tout culmine, s’apaise et rejaillit.
J’ai écrit dans l’urgence sans rien savoir des rai­sons de ma hâte. Aujourd’hui, je comprends.
Vois, mes chemins de traverse qui convergent. Il n’y a plus de clivages. Je n’ai plus peur du jugement des hommes. Vers eux, je m’avance à visage décou­vert. Qu’ils me traitent de fou, peu m’importe, s’ils perçoivent aussi l’Espérance qui m’habite.
Mère de douleur, tu as vaincu la mort, et de ton silence me parvient un message de Joie.
Ta mort rayonne.
Cette lumière que la misère humaine éteignait dans ton cœur se délivre et répand sur moi sa douceur.
Oh! mère, je t’aime jusqu’en ce don de ta mort qui me libère avec violence. Plus rien n’est comme avant. Je ne reconnais plus ce monde.
A l’heure où j’écris, des empires s’effondrent. La Russie se morcelle. Le communisme agonise. L’histoire se défait comme les mailles d’un filet. Il est si fragile, ce monde des apparences où l’orgueil de l’homme s’acharne à construire les paradis du malheur ! Les idoles chancellent, on déboulonne les statues qu’on adorait hier.
Entends-tu, Amorcito, ce vacarme où les foules affolées se heurtent et se disloquent comme des bateaux ivres, emportés par le torrent?
Les murs se brisent. Celui de Berlin d’abord et tant d’autres à présent qui corsetaient les frontières de pays interdits. Quand tombent les murs, il faut se réjouir. Mais ils en construiront d’autres. Les hommes ont la passion des murs!
Mère du Passage, délivre-moi des frontières. Voyageur sur la terre, j’ai allégé mon bagage. Sur ces pages, j’abandonne mes trésors et mon fardeau. Je marche vers toi, libre de mes entraves. »

Un si grand silence, de Jacques Robinet, Éditions La Coopérative. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie origine non connue / Éditions La Coopérative.

Prochain billet le 31 octobre.

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Patrick Corneau