Patrick Corneau

Publié simultanément aux Etats-Unis par les éditions de la New York Review of Books, Paris-Orphée rassemble des chroniques parisiennes par le poète américain Henri Cole données au New Yorker. Il y mêle autobiographie, journal, essai et poésie en prose à des photographies, composant une sorte de « journal d’un poète américain » à Paris d’un genre nouveau, qu’il qualifie lui-même d' »élégiaque ».
Né en 1956 au Japon d’un père militaire américain et d’une mère française d’origine arménienne née à Marseille, Henri Cole a publié son premier recueil de poésie à 30 ans, influencé par Allen Ginsberg, il se tournera ensuite vers une inspiration plus autobiographique, mêlant journal, prose et réflexion. Ainsi dans ce Paris-Orphée dont chaque chapitre est une invitation à s’aventurer, aussi loin qu’il est possible dans ce que la flânerie urbaine peut provoquer d’étonnements, émerveillements devant la beauté (et aussi la brutalité) du monde, et suggérer des rapprochements, chocs mémoriels, anamnèses avec des lectures (Rilke, Elisabeth Bishop, Emily Dickinson), des voyages (Marseille), rencontres (James Lord, Claire Malroux), résurgence de figures familiales (Mère, l’oncle Marius), etc. – bref, une invitation à pénétrer dans ce laboratoire où s’opère le travail poétique qu’Henri Cole définit ainsi: « relier l’espace intime à l’espace extérieur. Je pense que tant que cette dimension intime subsistera, je voudrai travailler le langage pour révéler ce qui existe – en particulier l’horreur, la folie et la cruauté. La poésie est peut-être une sorte de photographie thermique de l’homme dans le monde. »
Le cerveau d’un poète est une étrange chose, il est plein de décalages inattendus, d’incohérences insolites et de digressions passionnantes. A Montparnasse, la tombe de Baudelaire conduit Cole à une autre poétesse, Elizabeth Bishop. Dans une lettre à Robert Lowell, elle explique que le mot « charbon » fait la valeur de ce vers du Balcon baudelairien: Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon. Henri Cole, de son côté, éclaire un passage d’un poème de Bishop, Quai d’Orléans, où les « fossiles de feuilles » renvoient à un atroce accident. En nous entretenant de son amour des roses, Cole nous parle du sida, puis du Christ, et quelques paragraphes plus loin, fait une touchante évocation de Joséphine de Beauharnais (dont le vrai prénom était Rose) et sa prestigieuse roseraie. Ainsi, voyageons-nous dans le théâtre intérieur du poète. Simples contiguïtés? Écriture « à sauts et à gambades »? Non, il y a un fil, un lien – ce lien nous ne sommes pas toujours capables de le formuler explicitement mais nous sentons qu’existentiellement, il a sa raison d’être. Et chercher des justifications est peine perdue comme l’avance Cole en citant un autre poète, John Ashbery: « Nous sommes tous à certains moments des poètes confessionnels. En d’autres termes, nous parlons de notre expérience personnelle. Et cela ne devrait pas donner lieu à une stigmatisation. » Non seulement nous ne stigmatisons pas, mais c’est la nature même du processus poétique et nous en faisons notre miel*! « La poésie souffle où elle veut. On ne devrait jamais penser à elle comme à un moyen de résoudre le chaos de la vie. Sa valeur réside dans sa parfaite inutilité » dit encore John Ashbery.
Poète aguerri (une quinzaine de volumes), Henri Cole n’est plus tout à fait un jeune homme (comme le dit Byron « À vingt ans, un poète a vingt ans. À quarante ans, un poète est un poète« ), ce qui l’autorise à émettre quelques considérations sur l’art poétique:
« J’ai toujours été convaincu que la poésie existe en partie pour révéler les capacités de l’âme en matière de compassion, de sacrifice et d’endurance. Pour certains d’entre nous, elle répond à un besoin humain essentiel, comme l’air ou l’eau, encore faut-il qu’un poème comporte de la musique et des images et possède une forme. Parce que la poésie se caracté­rise par un certain dépouillement ou authenticité qu’on asso­cie à la vérité, il y a souvent des jours où je n’ai pas le cran de l’affronter et où j’échoue. Mais si je réussis, il n’est rien dans la vie – à l’exception de l’amour – qui témoigne à un pareil degré de mon existence.
[…] Comment j’écris? Je marche le long de la Seine, je m’assieds sur un banc en béton et je regarde les mouettes voler au gré du vent. Le fleuve est d’un gris métallique, semé de petites calottes blanches et très changeantes. La marche m’aide à disperser les toiles d’araignée de la nuit. Soudain, une mouette attrape un poisson trop gros pour être avalé, qu’elle doit recracher. Voilà une métaphore, me semble-t-il, qui s’applique à l’écriture de la poésie. Je veux que mes poèmes suggèrent la révolte, mais soient en même temps des serviteurs de l’ordre. Je veux qu’ils soient compacts, et comme la peinture expressionniste, manifestent une sincérité, une authenticité toute personnelle. »

Et Paris dans tout ça? L’intérêt de cet hymne à « la ville des bien-aimés » et, disons-le, sa magie est de nous faire découvrir la capitale sous le regard non pas d’un poète uniquement, mais d’un américain qui, même s’il est francophile, n’en demeure pas moins « un Américain à Paris ». Notre vision de Paris, usée par l’évidence de sa présence rabâcheuse, affadie par les stéréotypes qui ont tendance à cacher ce qui se donne à voir, retrouve ici un lustre qui restaure la beauté native de la ville, son extraordinaire versatilité même si Paris n’est plus « une fête » (Cole précise qu’Hemingway avouera qu’il avait « fictionné » la réalité…). Le regard poétique lorsqu’il émane d’un « pas de côté » culturel peut avoir, entre autres, valeur ethnographique. L’écart revendiqué d’une prose étrangère, alors nous éclaire. On ne s’en plaindra pas.

* Grâce, il importe de le dire, à l’excellence de la traduction de Claire Malroux.

Paris-Orphée de Henri Cole, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claire Malroux, éd. Le Bruit du temps, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie Claremont McKenna College / Éditions Le Bruit du temps.

Prochain billet le 27 octobre.

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Patrick Corneau