Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !J’aime les exercices d’admiration. Le Flaubert de Marie-Hélène Lafon en est un. Il est admirable. Je vais donc écrire un texte d’admiration d’un exercice d’admiration, un exercice d’admiration au carré si l’on peut dire. Que Marie-Hélène Lafon prenne en charge ce onzième volume de la collection « Les auteurs de ma vie » chez Buchet-Chastel n’étonnera personne. C’est une flaubertienne de cœur. Peut-être même plus, c’est une folle de Flaubert, une enragée. C’est son maître, son Dieu. Elle ne s’en est jamais caché : son Joseph, elle nous le dit tout de go page 30 a pour sous-texte Un cœur simple. Flaubert et Pierre Michon, voilà ses références, un mort, un vivant. Là elle s’abreuve, deux sources vives. La première inépuisable, d’où ce texte vibrant d’amour de 40 pages : « Flaubert for ever ».
« Flaubert for ever.
Je l’appelle aussi le Bon Gustave. Alors que.
Je vis un peu avec lui ; nous faisons bon ménage ; c’est facile avec les morts.
L’amour de loin. »
L’amour de loin. Bien sûr, bien évidemment, on aime mieux son lointain que son prochain. Dans la présence, on se frotte, on se pique, on s’indispose, on s’horripile, les défauts sont patents et nous aveuglent, il faut prendre le large, mettre de la distance pour une vision d’ensemble. En justesse, en justice. Ainsi de Flaubert et de sa Louise (Collet). Il ne l’aime jamais mieux que dans la distance protectrice de la correspondance, là-bas à Croisset, dans son repaire, son terrier, son cagibi où elle n’accédera jamais. Il lui rumine de belles longues lettres interminables et basta ! Même chose avec une de ses groupies préférées Mademoiselle Leroyer de Chantepie. Laissons Marie-Hélène Lafon en faire le savoureux portrait : « Il est le grand homme de Mademoiselle Leroyer de Chantepie. Il n’aurait pas inventé ce nom-là. Qui aurait pu inventer Mademoiselle Leroyer de Chantepie, ses tirades plaintives, ses tourments de conscience. On doit se voir, on doit se rencon­trer, on se rencontrera enfin, finalement on ne s’est pas rencontré, ça n’a pas pu se faire, ça n’a pas eu lieu, mais ça ne serait que partie remise. Heureux siècle des distances considérables et considérées, des peineux voyages ; pas d’injonction à l’incar­nation. Flaubert va en Turquie, en Égypte, il va à Patras mais il n’ira pas à Angers ; et c’est peut-être mieux comme ça. »
Oserais-je une confidence. Je ne connais pas Marie-Hélène Lafon si ce n’est par ses livres que j’aime et ai présentés, commentés ici. Je me trouvais un après-midi à la fondation Henri Cartier-Bresson pour je ne sais plus quelle exposition, j’allais repartir quand l’idée me vint de monter au dernier étage, où se trouve une belle verrière couronnant un espace tout blanc ; là on peut voir quelques photos du maître, s’asseoir, se reposer. Assise côté rue, absorbée dans la correction de copies, Marie-Hélène Lafon, ipse, himself. Je venais juste de lire un de ses textes, l’occasion était rêvée de l’aborder et d’en parler. Et bien non, moins par timidité que par brusque conscience de l’inanité qu’auraient mes paroles admiratives, qui lui colleraient à la peau comme un scotch, je m’éloignais – « et c’est/c’était peut-être mieux comme ça ».
Ce que j’ai aimé du Flaubert de Marie-Hélène Lafon c’est la verve* et l’alacrité du ton, le regard complice de celle qui nous dit vivre un peu avec « le bon Gustave », nous révèle qu’« elle en mange par cœur, elle en assène à ses amis. » Dans une langue qui « arrache », à la fois drôle, crue et sensuelle, dansante, qui va au cœur de l’œuvre, sans prêchi-prêcha professoral, nous voilà presque « à tu et à toi » avec l’ogre normand si aimant avec les femmes de sa vie, sa Madame Mère adorée, sa sœur au destin foudroyé, sa nièce Caroline et quasi fille, si fraternellement respectueux avec la grande George Sand, sa bonne amie des dernières années. Quant à l’œuvre, il était attendu que Marie-Hélène Lafon privilégia les vies minuscules ou humbles, les taiseux aux cœurs simples qui sont le socle de l’humanité flaubertienne. C’est cette toile de fond un peu grisoulliarde, terre de sienne qui, par contraste, rend un peu ridicule les états d’âme de la Bovary, les lubies de Frédéric, sans parler des gesticulations de la bimbo Salammbô… Ainsi avons-nous une réhabilitation pleine de tendresse compréhensive de Charles « l’impeccable cocu, le dindon de la grosse farce normande ». Charles c’est l’être vrai, pour lui le monde est complet, aucun objet n’y manque : pas de vaines quêtes par l’illusion ou le fantasme comme sa pauvre épouse. Charles est l’idiot au sens de l’étymologie : le grec idiôtês (« ce qui appartient en propre ») ; il adhère au réel, ne se pose pas la question de savoir si l’existence est désirable ou non, peut être sublimée en autre chose. Pour lui l’herbe n’est pas plus verte ailleurs… Suit un portrait touchant de la petite Berthe, l’enfant « laide » qui vient perturber la child free zone mentale d’Emma, la marâtre évaporée. Et puis toute la cohorte des petites mains ancillaires, domestiques, corvéables à souhait : « Comme on les bafoue, comme on les écrase, comme on les rabroue; on les houspille, on les chasse, on les appelle à grands cris, on les réveille à point d’heure, on ne les voit pas, on les oublie, ils sont le décor, ils se fondent dans le décor, ils font tapisserie, ils font tout, tout leur est bon, tout est assez bon pour eux, on leur abandonne d’infimes rogatons, on s’appuie sur eux, on se confie à eux, on s’en remet à eux, ils savent vos moindres secrets, ils épousent votre cause, ils s’alarment pour vous, on leur apprend les bonnes manières, il faut tout leur apprendre, on surveille leurs mœurs, on se doit de les surveiller. On s’y attache. »
On voit par là que Marie-Hélène Lafon n’aime pas les héros et les faiseurs de toute espèce, elle n’aime que les « zéros ».
Le seul héros qu’elle accepte est Flaubert. Pour elle, il est « l’amour de loin (qui) n’aurait pas de fin ». Flaubert lui est consubstantiel : « fiché sous les ongles, incrusté dans l’os, infusé dans la moelle » comme elle l’écrit à propos de l’amour que Gustave vouait à Elisa Schlésinger.
« Flaubert est inépuisable.
Flaubert for ever.
 »
Je connais et apprécie mieux l’œuvre de Marie-Hélène Lafon par la manière dont Flaubert lui parle. Thank you Marie-Hélène.
* La seule réserve que j’émettrai (mais peut-être est-ce la rançon d’une virtuosité acquise à force de travail ?) est que, emportée parfois par l’exaltation de l’écriture, Marie-Hélène Lafon semble jouir de sa virtuosité et la regarde. Kill your darlings disait Faulkner.

Flaubert de Marie-Hélène Lafon, coll. « Les auteurs de ma vie », Buchet/Chastel, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)


On pourrait s’étonner que la revue Europe propose à nouveau un numéro « Flaubert » après celui de 1969 (47e année, n° 485/486/487) sous la direction prestigieuse de Marie-Jeanne Dury. Comme l’indique Jacques Neefs, maître d’œuvre de cette nouvelle version, il s’agit de proposer une réflexion actualisée sur les « modernités » de Flaubert écrivain. Les textes ici réunis reprennent en effet un débat qui a été ouvert en 2007 à Cerisy sur l’actualité récurrente de l’œuvre et sur les diverses configurations critiques et poétiques engagées par le travail de l’écrivain.
Revenir périodiquement à l’œuvre de Gustave Flaubert est indispensable car celui qui, selon le mot de Barthes, « a constitué définitivement la littérature en objet » marque une étape décisive dans l’histoire de notre modernité. Œuvre-monument, œuvre-continent, dont bien des aspects, malgré les lectures de Blanchot et de Genette, de Sartre et de Bourdieu, nonobstant les riches travaux qui l’ont envisagée d’un point de vue narratologique, sémiologique ou poéticien, restent encore à explorer. Ce numéro d’Europe propose ainsi des analyses sur les procédés et processus utilisés par Flaubert pour aboutir à ce style qu’il souhaitait « rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences ». Mais des aspects plus inattendus, plus surprenants sont aussi abordés. Il est au moins un point, en effet, sur lequel l’œuvre est à l’image de son auteur, c’est son caractère complexe et contradictoire. Car le chantre de l’impersonnalité constitue une écriture de la sensation qui puise consciemment dans l’héritage de la littérature romantique; l’ermite de Croisset, le solitaire du « gueuloir » est un voyageur, et quel ! L’épistolier qui vitupère l’époque à longueur de pages, et à qui on pourrait appliquer la formule qu’il employait après le décès de Théophile Gautier : « Il est mort du dégoût de la vie moderne », est aussi un homme en dialogue constant avec les œuvres des artistes et penseurs de son temps, de Manet à Courbet, de Hegel à Ravaisson, de Maine de Biran à Tocqueville et aux positivistes ; le prophète de la littérature comme seul absolu, du refus de tout engagement, développe pourtant une politique et une éthique de la littérature ; l’homme qui croit ferme à la science élabore aussi, comme l’affirme Jacques Rancière, « quelque chose comme un poème de la faillite du savoir ». C’est ce Flaubert riche et complexe, homme de ruptures et d’admirations, l’écrivain sans doute le plus transparent et le plus secret à la fois du XIXe siècle, que ce passionnant numéro d’Europe nous fait redécouvrir. Un brillant préambule aux célébrations du bicentenaire de la naissance de l’écrivain à venir en 2021.

Revue Europe, « Gustave Flaubert », n° 1073-1074, septembre 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie de J. L. Paillé / Éditions Buchet-Chastel, Revue Europe.

Prochain billet le 4 novembre.

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Patrick Corneau