Patrick Corneau

Si la culture japonaise vous semble éloignée, étrange et fermée, alors ce livre est pour vous. Dans Comme la lune au milieu de l’eau, sous-titré Art et spiritualité au Japon, Yoko Orimo* examine les concepts connus de la culture japonaise en les éclairant d’une érudition sans pesanteur, rigoureuse, dégageant les malentendus, conviant le lecteur à goûter les couleurs et les odeurs d’un pays qui excelle dans l’art délicat de la suggestion et du reflet.
Alors qu’en Occident nous avons tendance à isoler les choses pour les comprendre, à les essentialiser, au Japon, tout est relation, tout est contextuel et surtout rien n’a de sens hors de sa dimension temporelle. Voilà en substance l’idée que déploie Yoko Orimo dans ce livre illustré de poèmes, de références classiques et d’images immuables. Notamment connue pour avoir traduit et interprété le Shôbôgenzô de maître Dôgen, disponible en huit tomes aux éditions Sully, Yoko Orimo nous livre ici un livre synthétique et simple, au titre évocateur, loin de la complexité de ses précédentes traductions. On retrouve cependant l’élément central, déjà largement présent dans ses commentaires habituels: le lien inébranlable, fondateur entre la nature et la spiritualité japonaise. Passant en revue les canons et symboles de la poésie, de la lumière embuée de la lune aux défilements des saisons, des Wakas de Shunzei, de Ryôkan ou de Kino Tomonori aux haïkus du célèbre Bashô, l’ouvrage est un véritable petit traité de la sensibilité nippone. Esthétique de l’éphémère et de la résonance, la nature prend ici une place centrale. Ce qu’avait parfaitement saisi Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon entre 1921 et 1927, que cite Yoko Orimo dans son introduction: « Dans ce beau pays heureux, la nature et le surnaturel ne font qu’un« . Semblant hors du temps, la beauté demeure le seul résidu de permanence dans un monde éminemment changeant. Dégagée des réductions chronologiques et des spatialisations arbitraires, la nature se fait métaphore de l’espace intérieur de l’homme. A cette nature communément accueillie et reconnue dans son être-là correspond la force de l’Éveil spirituel, car les plantes, l’éclat de la lune ou les mousses au pied des cèdres actualisent leur propre réalité. La nature, s’attestant elle-même, met en mouvement le Dharma, la Loi, impliquant son éveil. Quête des tréfonds intimes, l’art japonais contient en puissance les leçons exprimées dans le zen, dont le propos est d’accéder à l’authenticité, de révéler l’ »enceinte du secret« . Commentant Reiun Shikin, Yoko Orimo note que « la Nature ne révèle son véritable visage qu’à l’homme purifié de corps et de cœur par de longues années de pratique du dépouillement et de l’oubli de soi. La Nature n’est pas au point de départ comme chose gratuitement donnée, mais elle doit être « gagnée » comme point d’arrivée« . Si le temps prend une si grande place dans l’esthétique japonaise, c’est parce qu’il s’éprouve plutôt qu’il ne se comprend, ce n’est pas concept, plutôt un « percept », une expérience, un vécu. Il existe au Japon un proverbe bien connu: Karada de oboeru, soit apprendre une chose par la pratique physique, apprendre avec son corps, qui requiert une dimension autre que celle de l’intellect, une approche qui se fonde sur le processus, le déroulement, témoignant d’une réalité qui, au-delà  du fait d’être-là, exprime sa transformation, sa métamorphose dans le temps et sa native précarité. D’où l’inséparabilité entre réalité du vécu et dimension existentielle de la personne que Yoko Orimo pointe dans l’art de Ryôkan:

Je ne sais pourquoi
Mon cœur est inquiet;
Il m’empêche de dormir;
Demain,
C’est le printemps!

Cette interrelation, interpénétration a son origine dans la religion qui au Japon est à la fois « partout et nulle part« . Aucune séparation nette entre profane et sacré, tout peut potentiellement devenir une « Voie » de réalisation spirituelle. La religion est comme « dissoute » dans la culture qu’elle imprègne et vivifie. Sa présence est invisible, son efficience jamais réfutée. Il est donc naturel qu’elle existe de plein droit dans le domaine artistique. Un point parfaitement synthétisé par Yoko Orimo touche à ce syncrétisme mystérieux entre l’autochtonie du shintô et le bouddhisme chinois « emprunté » et adapté. Je me souviens de la réponse déconcertante d’un ami japonais que j’interrogeais sur sa foi: « Je suis shintoïste, bouddhiste et chrétien! » Yoko Orimo rappelle comment le shintô a incliné la perspective du bouddhisme vers une célébration plus explicite de la vie, conduisant à affirmer la nature transitoire, l’impermanence des phénomènes. La présence de la religion nationale n’est pas anecdotique puisque, dans le shintô, tout ce qui est beau exprime une forme de droiture éthique. Les kamis de la mythologie shintô dont la manifestation ne saurait se concevoir sans la beauté de la nature, vont survivre en infusant le bouddhisme, devenant des expressions de l’Éveillé, corps et cœur purifiés (doctrine de honji-suijaku). Yoko Orimo cite le théâtre nô de Zeami pour affermir son propos: le Beau n’est jamais entendu en soi mais relève d’un mouvement circonstanciel, c’est « une esthétique fondamentalement relationnelle, hors du dualisme de l’absolu et du relatif« . La beauté n’est jamais totale et définitive, ce que nous, Occidentaux, avons tendance à postuler, mais toujours à parfaire. L’art japonais entend la beauté comme un processus ouvrant des mondes, suggérant des espaces, ne concluant jamais sur une forme définitive, finale. Car, c’est de la sensation de manque, d’incomplétude que vient la plénitude, et le goût exercé pour l’inachevé conduit à l’ultime jouissance. Ce tropisme pour l’évocation des choses fragile qui passent, des sentiments qui se délitent ou des gestes sans lendemains se retrouve dans le célèbre wabisabi. Notion extrêmement difficile à pénétrer pour un européen et qui nous est ici décrit en détail, notamment dans la Voie du thé. Évitant la fausse érudition sur un élément qui ne saurait faire l’objet d’un savoir livresque, Yoko Orimo restitue de manière compréhensible cette nostalgie sereine issue du sentiment du temps et de la précarité universelle qui semble reposer dans le fond de tout cœur japonais.
Dans une dernière partie, centrée sur le lien entre l’art et la pratique du non-moi – essentiel pour comprendre l’ambiance spirituelle qui préside à toute création – Yoko Orimo revient sur le rôle de l’artiste en revisitant la figure du « voyant ». Elle le fait en convoquant tout autant Mozart que Rilke: « Dans l’œil de la personne éveillée, l’univers entier se reflète comme un tableau, et c’est ce tableau qui nous fait voir cette énergie vitale de l’univers, énergie invisible, indéfinissable en soi et insaisissable en soi, bien qu’elle remplisse tout l’univers« . Les amateurs de l’œuvre de Tanizaki apprécieront les comparaisons pleines de pertinence entre Orient et Occident ainsi que les remarques touchant à la figure prégnante du reflet, de la voie indirecte, « médiée », allusive pour dire les choses au détriment de l’explicite, de la présence frontale, de l’invention et de l’originalité que nous, nous privilégions. L’exemple-image du fort taux d’humidité de l’air au Japon, produisant la lumière tamisée et voilée qui drape les milliers d’îles de l’archipel, est particulièrement parlant pour ceux qui ont voyagé au Japon et ont été frappés par la qualité particulière de l’atmosphère qui baigne ce pays.
Yoko Orimo confirme donc sa culture indéniable et un talent pédagogique certain. L’ouvrage ravira un public désireux de s’initier à l’esthétique japonaise sans vouloir approfondir les références utilisées. On peut simplement regretter que les explications précédant chaque poème (même si cela est dans un légitime souci didactique) ont tendance à en orienter la compréhension et parfois imposer un sens qui nous prive du charme de leur lecture dans la seule fraîcheur de leur apparition. C’est néanmoins une belle introduction pour entrer dans l’esprit japonais, un volume exhaustif et d’une lecture toujours agréable. On appréciera la courte préface « Métaphysique des bébés » rédigée par Christian Bobin dans le style « grave-léger » d’enfant philosophe qui lui appartient et donne un lustre inattendu à ce livre fondamental au toucher élégant et subtil.
* Yoko Orimo est diplômée de l’École Pratique des Hautes Études, spécialiste du Shôbôgenzô. Elle a publié notamment Une galette en tableau de riz (Gabyo) et Le Shôbôgenzô de Maître Dôgen. Elle travaille depuis de nombreuses années à la traduction intégrale de cette œuvre aux éditions Sully.

Comme la lune au milieu de l’eau, Art et spiritualité du Japon, Yoko Orimo, préface de Christian Bobin, Éditions Sully, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Hasui Kawase « Pleine lune à Hiroura » / Éditions Sully.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau