Je ne connaissais pas Jean-Yves Laurichesse, c’est par le bel article que lui a consacré Jean-Pierre Ferrini dans la dernière livraison de La Quinzaine Littéraire que j’ai eu envie de le lire. Les chasseurs dans la neige est un court roman que les éditions Ateliers Henry Dougier viennent de faire paraître. Dans le paysage morne de la prose française, plus qu’une surprise, c’est pour moi la révélation d’un très grand talent. La composition et l’écriture de cette évocation de la vie du peintre flamand Pieter Bruegel (1525-1569), dit l’Ancien, est presque parfaite (le « presque » ici ne servant qu’à ouvrir l’heureuse voie de la perfectibilité), une réussite qui en impose, tant elle confine à l’exemplarité.
On ne sait presque rien de la vie de ce peintre flamand dont on célébrera, en 2019, le 450e anniversaire de la mort. Son visage même ne nous a été transmis par aucun portrait fiable. Et pourtant certains de ses tableaux sont parmi les plus célèbres au monde. Depuis l’enfance, le narrateur est fasciné par un tableau, Les chasseurs dans la neige découvert dans une ancienne édition des œuvres complètes du peintre datant de 1972. L’album retrouvé bien des années plus tard réactive cette fascination, qui non seulement ne s’est pas altérée, s’est même affermie avec le temps et donne envie à l’auteur d’explorer le mystère que le peintre a laissé de son passage sur terre. En « entrant » dans le célèbre tableau du Kunsthistorisches Museum de Vienne, l’auteur imagine l’épisode de la vie du peintre qui l’a conduit à peindre ce paysage de neige dont l’harmonie le comble. C’est la partie centrale du récit: nous voici sous le regard de Maeke, une jeune brodeuse d’un village perdu de Campine, entourée des paysages et des personnages de la Flandre du XVIe siècle. Maeke s’efforce d’approcher le mystère toujours fuyant de la création en observant les gestes, regards de Pieter travaillant « sur le motif » avant l’exécution finale dans son atelier de Bruxelles. En pénétrant dans le tableau, ou plus exactement, en se projetant à l’époque de sa conception, Jean-Yves Laurichesse s’est voulu une sorte de témoin qui se joue du temps et surprend le work in progress de l’artiste. Seule la littérature, par l’extraordinaire puissance d’imagination qu’elle déploie, nous permet d’entrer dans les coulisses de la création: les phases et les circonstances, les rencontres que le peintre a ou aurait pu faire. Soudain le tableau se dé-fige, s’anime, nous plongeons dans la Belgique du XVIe siècle et l’École flamande; de virtuelle, la présence de Bruegel devient peu à peu réelle. Une évocation presque cinématographique tant elle est vivante et incarnée: un homme de quarante ans, venu de la grande ville en cette année 1565 pour dessiner une fête de village flamand en hiver, une commande d’un riche client d’Anvers sur le thème des mois de l’année. Dans ce village, il a parlé et même dansé avec Maeke, puis a disparu, laissant à cette jeune brodeuse un souvenir ému. Plus tard, il reviendra pour affiner ses croquis, noter des détails qui, dans la toile à venir prendront une importance significative. Pieter, homme bienveillant et bon, attentif à ces paysans qu’il ne connaît pas, préfère la compagnie de gens simples à celle des bourgeois riches. Et peut-être aussi celle de Maeke, cette jeune fille réservée et travailleuse à qui il proposera un avenir meilleur. En choisissant de peindre des scènes authentiques plutôt que d’évoquer des événements historiques ou bibliques comme c’était alors l’usage, Jean-Yves Laurichesse pointe un tournant décisif dans l’histoire de la représentation picturale en Europe. C’est une révolution dans les esprits: les peintres de ce temps découvrent que la vie sur terre mérite d’être observée et représentée. Les êtres – objets, paysages, animaux et – plus que tout – les êtres humains sont désormais peints pour eux-mêmes et non pour illustrer une leçon pieuse. Nous entrons dans l’ère de l’individu. Au-delà de l’aspect anecdotique qui vient combler le peu de choses que nous connaissons de Bruegel, ce sont aussi les attenants relationnels, éthiques et même spirituels que Jean-Yves Laurichesse esquisse. De fait, les relations que le peintre a avec Maeke sont empreintes de respect, de retenue, d’admiration réciproque. La jeune fille apparaît comme une sorte d’inspiratrice, un prétexte à la création d’une œuvre où pourtant elle ne figurera pas. C’est un échange de révélations si l’on peut dire puisque, à l’occasion de ce tableau, la jeune fille prend soudain conscience de la beauté du monde qui l’environne. Ce qui faisait partie de son quotidien au point qu’elle ne l’appréciait même plus, est soudain réenchanté. C’est le miracle de l’art: magnifier le monde. Magnifier sans idéaliser. La fresque de Jean-Yves Laurichesse n’est pas une arcadie, il n’omet pas de rapporter les aspects les moins flatteurs de la nature humaine, capable du pire comme du meilleur, mais bien souvent du pire. Ainsi tout le cortège d’hypocrisies, de médisances, de bassesses dont cette jeune fille pure fait l’expérience bien malgré elle lorsqu’elle rejoint la famille de Bruegel comme dame de compagnie. L’auteur n’omet pas non plus les difficultés que rencontre le peintre dans le choix d’une composition, les failles de sa mémoire, la difficulté de faire partager à travers les formes et les couleurs l’émotion intime du créateur. Ni cette phase de doute qui étreint Bruegel avant de décréter son œuvre terminée: tel petit détail de la toile, quelles interrogations du spectateur suscitera-t-il quelques siècles plus tard? Hésitations qu’il lèvera avec l’aval silencieux de Maeke, œil extérieur et non averti, avant de livrer le tableau à la critique ou à l’indifférence.
J’en viens maintenant à ce qui fait de ce roman d’à peine quatre-vingt-dix pages un joyau dont l’éclat tamisé est paradoxalement plus persistant et insistant que bien des proses rutilantes louangées par des regards pressés. Il y a une grâce d’apesanteur, un ralenti princier dans l’écriture de Jean-Yves Laurichesse. Les chasseurs dans la neige pourra paraître un roman gentillet dans son déroulement et dans sa conclusion, parce qu’une certaine forme de littérature « à l’estomac », comme disait Julien Gracq, nous a habitué à l’outrance et aux excès. Il n’en est rien. Ce livre au style discret, délicat est fait de cristal et c’est précisément cette matière rare que j’aime chez quelques écrivains parmi lesquels figurent Pascal Quignard, mais aussi de grands aînés comme Paul Morand, Jacques Chardonnes, Emmanuel Berl, Marcel Arland, André Dhôtel… et de moins connus comme Jean Grenier que sa « discrétion » a indûment laissé dans l’ombre. Certes, nombre de lecteurs peuvent être déconcertés par un langage qui procède tout entier d’une merveilleuse transparence qui, paradoxalement, ne se livre pas. Parce que la clarté de l’expression peut, par ses reflets, cacher la profondeur de ce qu’elle exprime. C’est un fait, Jean-Yves Laurichesse comme Jean Grenier n’exigent rien de nous, ils nous invitent plutôt à une lecture complice, dans une tension herméneutique à la hauteur de leur voix à demi chuchotée, anxieuse d’en trop dire, de trop se livrer, de plastronner mais dans le même temps, soucieuse d’atteindre la zone du « juste assez », suggérant plus que proférant.
Enfin, une dernière remarque sur la composition dont nous parlions plus haut à propos des vastes scènes où Bruegel accumule des mondes, tour de force impressionnant. Ici c’est la force d’une composition qui se referme impeccablement sur elle-même, la perfection d’un anneau le long duquel on progresse: l’album de papier glacé de 1972 et la double page déployant le paysage hivernal des Chasseurs dans la neige (prologue), l’incursion virtuelle dans le tableau et la rêverie autour de sa confection, puis (épilogue) la visite réelle quarante ans plus tard à Vienne au Kunsthistorisches Museum pour un moment unique de contemplation devant la célèbre toile, enfin la photographie qui témoigne et met en abyme cette rencontre quasi fusionnelle entre un chef-d’œuvre et un l’esprit d’un homme: « De ce moment témoigne une photographie: un homme de dos, le blouson sur l’épaule, la main qu’on devine rêveusement posée sur le menton, le haut du corps comme entrant dans la grande toile qui ouvre à travers le mur une fenêtre miraculeuse sur le paysage enneigé. Ses cheveux se mêlent au gris des bosquets, sa chemise à la blancheur de la neige. Il a même oublié dans sa contemplation celle qui discrètement prend la photo grâce à laquelle il pourra voir, quand plus tard ils boiront un café sous l’époustouflante coupole de marbre et d’or, ce que fut ce face-à-face par lequel il rejoignait, dans le même temps que la scène immémoriale, l’adolescent d’autrefois. »
Tout est dit, la fenêtre miraculeuse se referme, reste la petite musique doucement entêtante d’un texte magnifiquement, magiquement inactuel.
Les chasseurs dans la neige de Jean-Yves Laurichesse, Ateliers Henry Dougier éditeur, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)
Je parlerai prochainement de Un passant incertain l’avant-dernier roman (2017) de Jean-Yves Laurichesse paru aux éditions Le Temps qu’il fait, pour lui-même et aussi parce que son titre qualifie assez justement une œuvre qui mériterait une bien plus large attention.
* Jean-Yves Laurichesse est né en 1956 à Guéret. Il vit à Toulouse où il est professeur de littérature française à l’université. Il a publié six romans aux éditions Le Temps qu’il fait, ainsi que plusieurs essais et ouvrages collectifs de critique littéraire, en particulier sur Jean Giono et Claude Simon.
Illustrations: « Les chasseurs dans la neige » de Pieter Bruegel l’Ancien, Kunsthistorisches Museum de Vienne / Ateliers Henry Dougier.
pour les noms de Grenier, Morand, Chardonne en compagnonnage , pour Bruegel évidemment, Jean-Yves Laurichesse, sera bientôt entre mes mains.
Et il sera entre de bonnes mains… Jean-Yves Laurichesse n’aurait pas le Goncourt aujourd’hui, car ce qu’il fait s’appelle littérature. Chose oubliée depuis longtemps par les jurés du Goncourt, ainsi que ceux du Nobel par ailleurs… Beaucoup d’écrivains, peu d’auteurs disait déjà l’indéfinissable Rimbaud.
🙁
je vais m’empresser d’acheter ce livre pour le peintre évidement mais aussi pour l’auteur car M Laurichesse pour moi c’est celui qui m’a passionné sur Stendhal et Giono
J’apprécie beaucoup les petits textes sur les peintres et je vous recommande La Barque de l’aube de Françoise Ascal chez Arléa c’est assez récent et j’ai beaucoup aimé son évocation de Camille Corot
J’ai présenté ici-même le remarquable livre de Françoise Ascal:
http://lorgnonmelancolique.blog.lemonde.fr/2018/07/17/la-barque-de-laube/