Rares sont les philosophes qui s’autorisent à travailler, à penser en dehors du cadre où la tradition, l’usage les a mis. Rares sont ceux qui, par curiosité, audace, par défi peut-être, osent faire le pas de côté qui les mettra loin de la route sûre. Ce sont des « francs-tireurs » et l’institution par conformisme, fidélité à ce qu’elle est, désir de persévérer dans son être, ses attributs, sa fonction, n’a, de fait et en raison, pas vocation à les susciter. Pourtant, il y a en philosophie, comme dans tout champ disciplinaire, de l’impensé, de l’impensable, un point aveugle où un pan du réel s’absente. Un problème n’est pas traité parce qu’il n’est pas vu, ne peut être vu, ou pire, une question est résolue sans avoir été posée, parce non reconnue dans sa singularité. D’où l’importance de l’écart qui fait surgir, met en relief ce qui n’apparaît pas – c’est comme en optique ou en photographie : le deuxième œil, deuxième objectif qui déplace le point de vue et par effet de parallaxe – soit un léger décalage de position de l’observateur sur l’observation, donne le relief, la distance, la profondeur, etc.
Pardon pour ce long préambule qui n’a d’autre propos que de présenter la philosophe Marlène Zarader et de pointer la forte originalité de sa démarche. Marlène Zarader est née en 1949, elle est professeur émérite de philosophie contemporaine à l’université de Montpellier-III et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Elle a cette qualité rare de savoir affronter les auteurs réputés les moins accessibles avec une clarté de cristal, un langage dénué de tout jargon et, surtout, une simplicité, une humilité rares dans le milieu universitaire où l’on est volontiers pontifiant. Que ce soit en chaire, dans ses livres, elle aplanit les aspérités retorses des philosophes pour en arracher les questions les plus enfouies. Elle aime s’étonner sur les textes, en particulier sur ceux de Martin Heidegger (1889-1976), dont elle est en France l’une des spécialistes*.
Heidegger n’est plus aujourd’hui son objet, ou son principal sujet de recherche, elle s’aventure dans des territoires « autres », plus personnels, explorant avec une grande liberté les vicissitudes de l’identité moderne ou, au contraire, la sourde tentation de ne plus être, comme dans ce nouvel essai, Cet obscur objet du vouloir qui paraît chez Verdier.
Il n’échappera à personne que le titre fait référence à un célèbre film de Luis Buñuel. Et pour cause, puisque c’est au cinéma que Marlène Zarader emprunte l’objet de sa réflexion ou plutôt le déclencheur qui l’a initiée. C’est sur l’apparente « bizarrerie » d’une phrase « Je ne veux rien » que s’ouvre le livre. En effet, c’est en entendant deux personnages dans Décalogue 6 (1988) et Rouge (1994) de Krzysztof Kieslowski prononcer cette réplique que Marlène Zarader a été saisie d’un étonnement, une perplexité à laquelle, ne pouvant apporter de réponse immédiate, mais pressentant qu’elle recouvrait possiblement de l‘in-ouï, elle a décidé de consacrer une longue enquête. Un long chemin – sans direction préconçue – à travers non seulement l’art du cinéaste polonais, mais aussi le prince Mychkine de Dostoïevski, le Roi Lear et Othello de Shakespeare, Yves Bonnefoy** interprétant Goya, ou la « doctrine du pur amour » de Mme Guyon, théorisée par Fénelon. C’est donc par un détour, un écart extra-philosophique, soit l’analyse d’un corpus essentiellement littéraire que la philosophe explore les occurrences et acceptions possibles de ce « Je ne veux rien ». Elle se demande s’il ne serait pas pertinent de voir là « deux conjugaisons d’une même figure du vouloir ». Un lien serait-il possible « entre un amour qui se voudrait au-delà du désir et un désir qui ne veut plus rien d’autre que la mort ? » Et même, l’amour « lorsqu’il est porté à sa pointe la plus incandescente », ne noue-t-il pas un mystérieux rapport avec « l’inexprimable aspiration de l’homme à ne plus être ? »
La première partie du livre est la tentative pour comprendre dans le champ littéraire et la théologie comment « l’amour peut paradoxalement voisiner avec la mort » et comment « la mort traversée peut parfois rendre capable d’amour ». La deuxième partie est un retour à la philosophie car c’est chez Nietzsche, Freud et Heidegger que Marlène Zarader trouve, en les reconsidérant, les concepts pour expliquer que l’homme puisse « vouloir le rien » – qu’il puisse donc aspirer à la mort « au travers du désespoir ou plus obscurément sous le masque de l’amour ». Car si la philosophie a largement ignoré cette aspiration paradoxale, la psychanalyse s’est efforcée de la thématiser, en avançant l’hypothèse d’une « pulsion de mort ». Or il apparaît que penser l’aspiration au non-être en termes de pulsion, c’est en faire une tendance inhérente au vivant. Marlène Zarader propose d’y reconnaître plutôt une possibilité de l’existence, celle-ci étant « le lieu d’un combat entre deux inclinations contraires – l’une qui nous porte vers l’être, l’autre qui nous en détourne et aspire au non-être ». L’objectif de ce livre est en somme de rapatrier en philosophie ce que Freud avait nommé pulsion de mort, et d’en tirer les conséquences pour une compréhension renouvelée de l’existence humaine***.
Cet obscur objet du vouloir offre un parcours tout à fait passionnant à la fois dans l’impensé de la tradition philosophique mais aussi dans les zones les plus obscures de la psyché où pour des raisons multiples (métaphysiques, religieuses, anthropologiques, biologiques, existentielles, etc.) qui sont largement explicitées ici nous refoulons, nous occultons l’impensable : à savoir que la mort soit voulue pour elle-même.
Ce qui convainc dans la manière de Marlène Zarader est la prudence avec laquelle elle apporte ses arguments, preuves ou témoignages, ne négligeant aucune hypothèse, aucune explication, débusquant les présupposés, ne tranchant jamais, nuançant toujours, ne fermant jamais avec le clapet d’une assertion définitive ce qui pose question, prête à débat ou relève de l’indémontrable. Attentive à préserver une part d’élasticité, d’indifférenciation dans l’emploi des mots pour ne pas figer l’expérience multiforme de la tentation du non-être. On lui sait gré d’introduire dans le travail et la réflexion philosophiques une certaine (féminine ?) équanimité alliée à un fin sens pédagogique, sensible dans son style même, calmement posé dans la clarté et la rigueur, sans manquer pour autant d’autorité ni de vigueur intellectuelle. Personne pondérée se gardant de porter un « regard normatif », répugnant aux « règlements de comptes » comme elle l’a montré lors de la polémique qui suivit la publication du tonitruant Heidegger et le nazisme (Verdier, 1987) de Victor Farias.
Dans un entretien récent donné au journal Le Monde, Marlène Zarader regrettait la séparation qui s’est opérée entre la philosophie des spécialistes et celle du grand public, dont le succès s’obtient selon elle par « le renoncement à une exigence minimale », quand elle ne sombre pas dans le pur « développement personnel ». C’est une observation que partage aussi le philosophe François Jullien. Elle ajoutait : « Notre génération a manqué quelque chose. Il y a eu une époque où une philosophie de bonne tenue était lue, celle de Gilles Deleuze ou de Michel Foucault. Il y avait un engouement pour les livres difficiles. »
Gageons qu’avec ce livre exigeant mais accessible, la relève est là et ne demande qu’à être confirmée avec de futurs livres.
* Lire « Être et temps » de Heidegger, Vrin, 2012.
** Un des seuls penseurs, selon Marlène Zarader, à avoir établi un lien entre le mal et le non-être, à avoir renvoyé l’ordre moral à un fondement ontologique.
*** Je donne ici en bonnes feuilles, le passage dans lequel Marlène Zarader propose une intéressante hypothèse concernant les fondements ontologiques de la violence et du mal.
Cet obscur objet du vouloir de Marlène Zarader, Verdier, « Philosophie », 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : Photographie Wikipedia / Éditions Verdier.
Prochain billet le 29 septembre.