Patrick Corneau

Patrick aime assezPourtant, et étonnamment, de La Bruyère (1645-1696), on sait fort peu de choses. Quels milieux fréquentait-il ? Était-il misanthrope, misogyne ? A-t-il aimé ? Était-ce un orgueil blessé ? Quelle était la morale de cet auteur si grave et pourtant si drôle ? En ouvrant une porte dérobée dans Les Caractères et en observant les hommes et les femmes qu’il fréquentait, Jean-Michel Delacomptée éclaire cette figure restée un peu énigmatique tout en nous la rendant, si ce n’est familière, très proche humainement.
Surtout, il rétablit certaines vérités en invalidant des préjugés ou corrigeant des propos simplistes venant d’une lecture un peu hâtive ou orientée de son œuvre.
Quelques éléments factuels d’abord. Pour comprendre une œuvre, il faut regarder le fond de l’âme, cerner le moteur qui l’anime, le cœur atomique où l’énergie se concentre : c’est souvent un creuset ténébreux, fait d’affects un peu troubles où se mêlent blessures intimes, traumatismes, déceptions et volonté réparatrice, voire rédemptrice.
Jean La Bruyère, est un pur citadin, Parisien de la Cité, il en a l’esprit. Mais c’est son amour-propre meurtri qui le guide et lui fait tirer de ses contemporains une vengeance très spirituelle. Comme Fénelon, il fut découvert par Bossuet, qui le fit nommer précepteur du duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé. Mais La Bruyère, gentilhomme de Monsieur le Prince, supporta difficilement son état d’ « homme de lettres », malgré sa pension de mille écus. Il ne fut pas maltraité, mais il éprouva l’amertume de se sentir supérieur à son entourage, dans son maintien digne et triste. Sa laborieuse élection à l’Académie française ne parvint pas à le réconcilier avec son époque. La Bruyère ne vécut pas heureux et les chagrins le jetèrent dans une opposition intransigeante. Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle sont le fruit de ses déconvenues. Ce que Jean-Michel Delacomptée a relevé : « La Bruyère a terriblement souffert d’être nié dans sa singularité. Il a atténué cette douleur en maîtrisant les blessures d’amour propre qui le persécutaient, se revanchant par les critiques décochées dans son œuvre contre les arrogants, critiques qui, en le dédommageant, se renforçaient d’être exprimées en un style qui l’élevait à des hauteurs inaccessibles aux chamarrés de titres et de morgue.
C’était cette légitime amertume qu’éprouvent dans le tapage actuel tant d’artistes à l’exigence trop pure, exclus des feux de la rampe. »

« Il faut rire, écrit La Bruyère, avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. » Cette phrase contient toute l’amertume de l’écrivain qui, s’il avait de la fantaisie, meurt pourtant sans s’être déridé. Qu’il parle du mérite personnel, du cœur, de la société, de la Ville, de la Cour, de l’homme, de la mode, des usages, il se montre toujours sévère et pénétrant. Comme Fénelon, il aime la vertu et plaide pour les humbles, comme lui, il prépare la révolution dans les esprits et défriche la route pour Voltaire. Mais il n’a point d’illusions sur l’homme, il ne se berce pas de songes creux, et sa protestation, même quand elle est injuste, garde une vigueur qui le rapproche de nous, l’inscrit dans une lignée d’imprécateurs (Huysmans, Bloy, Bernanos…) qui nous réveillent de notre sommeil dogmatiquement correct. Il est de cette grande famille d’esprits démystificateurs, dont la violence, le cynisme et la noirceur cachent souvent le moraliste blessé. Aussi n’épargne-t-il personne : « Le peuple n’a guère d’esprit et les grands n’ont pas d’âme. »
Comme le montre avec force Jean-Michel Delacomptée son legs est immense.
D’abord en termes de pure littérature, il a composé avec Les Caractères, un « livre inorganique » selon la belle expression de Julien Benda, soit un genre inédit qui va initier, un style, une forme d’écriture à part entière. C’est-à-dire sans composition, pur d’une idée maîtresse autour de quoi tout s’organise. Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, peuvent se recommander de lui dont l’œuvre fut délibérément un cahier de notes, prises sans plan directeur, à l’occasion, selon l’humeur, les rencontres, pendant vingt ans. Il est établi qu’il a créé chez les modernes le style ouvragé, le style « artiste », du premier coup forgé avec toutes ses beautés (mais aussi ses tares) dont une musicalité très travaillée et aussi un usage éblouissant et quasi constant du trait exact, du trait final et exécutoire. Ce qu’a bien vu Jean-Michel Delacomptée : « Considérez cette phrase extraordinaire par quoi débutent Les Caractères : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. » Telle est l’entame du premier chapitre.
Si tout est dit, qu’ajouter ?
Tout tient à la façon de dire. Le sens d’une proposition dépend de la façon dont on la formule. La Bruyère est considéré comme un maître de notre langue. Pour Roland Barthes, le premier de nos écrivains. Un styliste d’exception. Voilà en quoi : pour La Bruyère, clairement, la forme construit le fond. C’était son credo. Il lui a consacré sa vie. La question du style collait à la plume d’oie suspendue au-dessus du papier où, entre les ratures, courait sa peu lisible écriture qui penche un peu à droite. Perfectionniste, il murmurait la phrase qu’il trouvait boiteuse, la chantonnait peut-être pour en régler le rythme, trempait de nouveau la plume dans son encrier, biffait un mot, le remplaçait. »

L’autre élément décisif qui le rapproche de nous est son rapport aux femmes. Pour sa vie, on sait peu de choses. Il a aimé, c’est plus que plausible et partagé des instants heureux, on n’écrit pas sans l’avoir vécue une phrase comme celle-ci : « Être avec des gens qu’on aime, cela suffit ; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser des choses plus indifférentes, mais auprès d’eux, tout est égal. » Jean-Michel Delacomptée avance le nom d’une grande dame, veuve et plus âgée que lui, dont on soupçonne qu’il fut amoureux. Mais il existait une trop grande distance sociale pour qu’il puisse songer à un mariage, et même être payé de retour dans son affection. La seule chose attestée est une grande et fidèle amitié.
Une chose est patente dans Les Caractères : il ne se moque jamais des femmes. Ses caricatures concernent exclusivement les hommes. C’est un signe : « Bien que coupables de mille travers, les femmes échappent au couperet. Même il évite, dans ses critiques, de généraliser, usant de restrictions : « parfois », « quelques-unes », « certaines ». Bien qu’il condamne ce qui les avilit ou les enlaidit, il les respecte. Mieux, il les valorise. Elles ont cette précieuse capacité de polir les hommes, plus grossiers, belliqueux. Par les finesses de la galanterie qu’elles inspirent, ce sont des ferments de civilisation. »
Il faut s’attarder sur les passages très éclairants où Jean-Michel Delacomptée grand connaisseur de Mme de La Fayette, de Mme de Sévigné, révèle combien « La Bruyère rapprochait le naturel du style et le naturel des femmes, par contraste avec la lourdeur latinisante du style doctoral ». Et de conclure lors d’une conversation avec un ami journaliste féru de La Bruyère : « Toujours est-il que Les Caractères réalisent la synthèse entre la gravité de la pensée et l’excellence du style naturel, et que c’est cette fusion de la forme élégante, foncièrement aristocratique, et du fond sérieux, qui, pour La Bruyère, faisait un écrivain. Et qui continue à le faire.
Nous nous taisions, pensant aux femmes d’autrefois. »

Nous laisserons à chacun ce que suppose ou laisse entendre cette mélancolique réflexion conclusive.
Car lire ou relire Jean La Bruyère c’est prendre la mesure de ce qu’il nous a donné mais aussi de ce que nous avons perdu. Jean-Michel Delacomptée nous le signale dans les dernières lignes (un peu désenchantées) de cet essai de grand caractère, au style réjouissant : « Désormais, les disputes entre gens de lettres, où il avait pris une si grande part, ont déserté les gazettes. Comme la langue française, la littérature s’est largement dépouillée de son lustre. Les mots ont perdu de leur magie, supplantés par les images, les sons, les spectacles. À mesure que le papier disparaît et que les écrans le remplacent, la civilisation héritée de la Renaissance s’estompe. L’ère de l’imprimerie passe la main, emportant avec elle ses grandeurs et misères.
On n’en a pas une claire conscience, mais c’est un fait. Un autre monde émerge, apparemment neuf. Pourtant le cœur et les passions des hommes demeurent ce qu’ils étaient, ce qu’ils ont toujours été. La Bruyère le pensait : on vient trop tard, tout est dit. Seule change la manière de le dire. Là est l’invention.
Sans fin. »

La Bruyère, portrait de nous-mêmes de Jean-Michel Delacomptée, Éditions Robert Laffont, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : Photographie ©Jean-Christophe Marmara pour Le Figaro / Éditions Robert Laffont.

Prochain billet le 25 septembre.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau