Voici l’exemple même du faux bon livre, du pseudo livre sophistiqué, du livre qui a l’air intelligent. Le livre fait pour être posé sur la table basse design (en verre Sécurit) d’un loft « hype » new-yorkais ou – traduction oblige – d’un intérieur « bobo » sis sur le Canal Saint-Martin. Comme le Canada Dry, Bleuets (Éditions du sous-sol) de Maggie Nelson peut se résumer à « Ça a l’aspect de la littérature, le goût de la littérature… mais ce n’est pas de la littérature ». Expliquons-nous. Nous sommes à l’époque du faire semblant ; vice gluant, plus pervers que l’hypocrisie : le cynisme affable, l’imposture friendly, la perfidie cool. Ce livre est là pour nous le rappeler.
Comment Camille Laurens qui est une bonne écrivaine, qui parle assez bien dans les micros (émission Répliques d’Alain Finkielkraut), s’entretient assez intelligemment (avec Pierre Zaoui dans Philosophie Magazine), peut cautionner, encenser un livre aussi médiocre, aussi informe ? C’est le mystère des petits arrangements tordus de « faces et de places » auxquels se livre Le Monde des livres (renvois d’ascenseur et service de marchepieds aux amis – cécité aux œuvres d’authentique valeur) et qui fait que je ne l’ouvre plus sauf exception (sérendipité internétique) depuis… le règne magistral d’un prince de la République des lettres, François Bott… soit depuis 1995… Et, autre explication, la fascination que les écrivaines françaises ressentent devant n’importe quel produit formaté par les universités américaines dans leurs writing classes et autres writers workshops, autrement dit tout un aréopage de fringantes pouliches moulinant impeccablement, c’est-à-dire romanesquement, fictionnellement, la rhétorique politically correct issue des Gender, Sexuality, and Feminist Studies qui sont le fonds de la culture universitaire aux États-Unis. Il ne faut pas oublier la responsabilité que nous avons dans ce retour de boomerang culturel. En exportant outre-atlantique dans les années 80 la French Theory soit ce corpus postmoderne de théories philosophiques, littéraires et sociales*, où la notion de déconstruction tenait une place centrale, nous avons largement contribué à l’apparition des études culturelles, études de genre et études postcoloniales des universités américaines. La French Theory a également eu une forte influence dans le milieu des arts et du militantisme féministe. Ce qui désormais est devenu une « tradition moderne » nous revient sous différentes formes culturelles mais le message idéologique tel que composé par l’élite intellectuelle américaine est bien là. Et par effet de retour, il influence ou conforte la bien-pensance dominante chez nous.
Bref portrait de Maggie Nelson (d’après une rencontre-entretien avec Ariane Chemin pour Le Monde en 2017). On nous apprend que Maggie est une « maman » qui va à la maternelle chercher à 13h 30, comme « presque chaque jour » son fils Iggy, « enfant pop de l’amour fou », dont elle a dévoilé la genèse, d’insémination en test d’ovulation puis en échographie dans Les Argonautes (traduit chez le même éditeur). Roman dans lequel elle racontait par ailleurs la « transition » de son mari, un artiste né fille. Harry Dodge, sculpteur et vidéaste, lorsque Maggie le rencontre en 2007, ne s’appelle déjà plus Wendy, son prénom original, ni même Harriet, celui de ses métamorphoses. Déjà plus vraiment femme, il n’est pas encore homme. S’il porte une petite barbe, il a tatoué sur ses doigts deux mots : « flow » pour la main gauche, « form » pour la droite, qui sonnent comme une revendication identitaire. Harry se veut « gender fluid », comme disent les queers américains, « quelqu’un qui ne veut fixer ni son identité ni une orientation binaire homme/femme », résume Jean-Michel Théroux, directeur littéraire des éditions Triptyque (qui a publié Les Argonautes au Canada). Bienvenue dans le Transgenre.
Maggie Nelson enseigne la littérature à travers les queer studies, petites sœurs des gender studies, les études de genre. C’est-à-dire ? Convaincues que la sexualité relève des faits biologiques, mais le « genre » de la construction sociale, les queer studies sont au-delà de la reconnaissance des minorités sexuelles : elles veulent « déconstruire la norme hétéro ». On apprend que pour l’année scolaire 2017-2018, son cours s’intitulait Drugs and queer.
Venons au livre. La couleur bleu, est le sujet de Bleuets, petit recueil qui traque la couleur fétiche de l’écrivaine jusque dans les vitraux de cathédrale ou le bleu « cafard », bref le blues selon Billie Holliday – un livre de consolation confie-t-elle, écrit en 2009, après un gros chagrin d’amour. Nous avons deux cent quarante fragments tout benoîtement numérotés qui explorent toute la palette des « bleus d’antan » aux « bleus à venir », de l’indigo à l’outremer, du bleu de Van Gogh en passant par celui d’Yves Klein aux « lambeaux bleus des sacs-poubelles pris dans les branchages ». Sous ce pseudo fil rouge, euh pardon, bleu, nous passons du coq à l’âne quand ce n’est pas du saugrenu au ridicule : après avoir noté que le bleu est aussi la marque d’un coup, d’une ecchymose – ah la belle découverte ! – elle nous confie que : « Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir les trois orifices comblés par une grosse queue veinée » (de bleu bien entendu). Après cette remarque d’un inégalable bon goût, nous repartons dans des divagations sur, par exemple, le rapport entre l’indigo et l’esclavage ou bien la polysémie du bleu, couleur de l’Antéchrist et des vitraux de la cathédrale de Chartres (qu’elle n’a « jamais visité »), à la fois diabolique et sacrée. S’inspirant du Roland Barthes de Fragments d’un discours amoureux – sans en avoir ni la finesse, ni la profondeur d’analyse – pour la forme fragmentaire et son agencement (« Je lui ai piqué cette idée des notes dans la marge », avoue-t-elle) ou revendiquant le Wittgenstein du Tractatus pour la structure numérotée – aucun rapport avec le logico philosophicus – nous n’avons là, en vérité, qu’un déballage prétentieux de références livresques soumises moins au hasard (lequel n’apporte rien en un tel projet) qu’à un très efforcé exercice de cuistrerie universitaire (sûrement assisté par les algorithmes de Google) mâtiné de provocations adolescentes ou plutôt adulescentes.
Mais c’est bien plus que cela : on se trouve en pleine écriture queer puisque ce mot signifie « tordu », « bizarre ». Non, je ne plaisante pas, car Maggie Nelson a des intentions théoriques à faire valoir : Auto-theory est le mot que l’écrivaine californienne a forgé pour ce mélange de narration intime et de digressions « sçavantes » ou poétiques qu’elle tricote dans un style maniéré et décoratif, désormais présenté comme sa marque de fabrique. Autrement dit, nous avons ici même la formalisation littéraire de la culture transgenre ! Un des avatars de la machine de guerre contre l’hétéronormativité !
C’était couru d’avance. On savait avec Zygmund Bauman que nos sociétés contemporaines sont des univers sans repères, sans réelles structures, si ce n’est celle d’un mouvement permanent, à l’image des vagues d’un univers liquide. Dans un tel contexte liquide, la littérature se doit d’échapper à toute classification : la nécessité de se placer dans un genre est obsolète. Roman, autobiographie, essai ? Littérature ou bien histoire, philosophie, sociologie ? Ni l’un, ni l’autre, mais l’un avec l’autre : les frontières doivent être abolies. L’orientation, la séparation, l’en-soi de l’identité ne sont plus recevables. Les transgenres, les féministes, les végans et les trans-humanistes sont des No border spécialisés, des militants du transformisme généralisé où l’on recompose le réel non selon la vérité mais selon son fantasme. Comme l’écrit avec un humour ravageur Bruno Lafourcade sur son blog : « On a pris son panier recyclable, sa bicyclette citoyenne, et on a pédalé jusqu’au marché équitable de la discrimination ; là, on a choisi sa frontière, son mur et sa statue, à franchir, casser et abattre, en fonction de ses origines, de ses intérêts et de son cul (on sous-estime les dégâts causés par les culs sous-estimés) ». Les limites, les séparations, les catégorisations, les distinctions, les définitions sont des discriminations : elles interdisent, brident et tuent. Ce n’est pas seulement le genre des individus, leur orientation sexuelle qui demande à être repensé mais aussi le champ de la littérature, son statut, sa vocation. On aura donc des livres hybrides comme les moteurs ou les plantes transgéniques, mélanges de narration intime, de réflexions à prétention philosophique et critique, mariage de la carpe et du lapin pour lequel notre auteure a inventé ce néologisme glamour d’« auto-théorie ». Étiquette allant complètement à l’encontre de l’absolue liberté qu’elle défend, mais passons… quand il s’agit d’abattre l’hétéronormativité pour avancer son petit modèle d’écriture transgenre tous les coups et paradoxes sont permis. Et l’on aura alors l’extase de Camille Laurens déclarant : « Ce n’est pas le moindre charme de Bleuets que d’être aussi délicieusement gender fluid ».
Alors, je pense non pas à Barthes dont Maggy Nelson se barbouille tout au long de son livre, mais à l’auteur des Caractères, notre Jean La Bruyère qui fit un « livre inorganique » selon la belle expression de Julien Benda. C’est-à-dire sans composition, pur d’une idée maîtresse autour de quoi tout s’organise. Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, pourraient se recommander de lui dont l’œuvre fut délibérément un cahier de notes, prises sans plan directeur, à l’occasion, selon l’humeur, les rencontres, pendant vingt ans. Époque faste où on écrivait non pour se confier, se répandre mais pour instruire. Maggy Nelson, sans doute, s’en réclamerait si elle l’avait lu et si l’aveu d’une paternité, d’une révérente ascendance n’était chose taboue relevant d’« une société figée dans ses archaïsmes ». Mais quel écart entre cette œuvre qui tend au public de son époque un miroir qui nous reflète, qui nous parle encore avec une intempestive et intemporelle acuité, autrement dit un « classique** » et notre milicienne de l’écriture sporadique et pulsatile du tout à l’ego, de la pensée liquide qui coule dans un sens puis dans l’autre selon le paragraphe choisi, la page ouverte, et même l’assiette qu’on donne au livre ! Qui ne transmet rien – comment transmettre l’informe, le labile et le volatil, l’absence d’unité ? Et laissera dans les esprits autant de trace qu’un déjeuner de soleil sur une toile de parasol… bleue.
* Louis Althusser, Jean Baudrillard, Simone de Beauvoir, Hélène Cixous, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Foucault, Félix Guattari, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Jacques Lacan, Claude Lévi-Strauss, Jean-François Lyotard, Jacques Rancière et Monique Wittig.
** « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. » Italo Calvino.
Bleuets de Maggie Nelson, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions du sous-sol, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : photographie © Angie Smith pour « M le magazine du Monde » / Éditions du sous-sol.
Prochain billet 21 le septembre.