Qu’est-ce qui fait une œuvre ? Une insistance, une idée fixe, une obsession. Parfois une simple intuition – une insatisfaction native, une fêlure, un scrupule – petit caillou (scrupulum) d’affect qui ne cesse de titiller votre mental, votre intellect, ou plus profondément l’idée que vous vous faites de l’existence, de votre présence dans le monde. C’est ce noyau solide qui, au fil des années, imperméable, indifférent aux fluctuations de la « vie vivante », à ses aléas, ses modes, sa hâte, perdure et vous maintient dans une cohérence, une congruence, une rectitude qui peut s’avérer salutaire, salvatrice. Oui, quelque chose sera sauvé.
C’est le sentiment que j’éprouve en lisant le dernier livre de Jérôme Thélot. Dernier au sens de plus récent car il ne peut y avoir de point d’orgue à la question qu’il ne cesse de soulever et travailler depuis ses premiers livres – particulièrement depuis Baudelaire, Violence et poésie, livre inaugural, séminal si je puis dire, repris de sa thèse de doctorat.
Jérôme Thélot est hanté par une question cardinale : celle de la violence de la parole ou plutôt comme il le dit bellement « la violence intérieure à la parole intérieure à la violence ». Le signe le plus révélateur de cette hantise est que la question ne cesse de revenir : rencontrée après une étude sur Yves Bonnefoy à l’occasion d’un travail de recherche sur Baudelaire, Jérôme Thélot croit y avoir répondu à la lumière des travaux de René Girard sur la violence mimétique, mais comme il n’y a pas de réponse souveraine et sans appel, voici qu’elle revient insidieusement dans un autre livre sur un sujet connexe (la faim), puis à propos d’un autre écrivain (Dostoïevski) ou émulée par des lectures philosophiques inspirantes (Henri Maldiney, Michel Henry), dans un autre encore (Rousseau) y compris lorsqu’il s’agit de traductions (Büchner), et cette récurrence est le signe que les élaborations proposées n’épuisent pas l’ampleur de la question, la gravité de ses enjeux*. Un work in progress qui élargit son horizon à mesure que s’épanche la curiosité vers d’autres textes, d’autres auteurs, d’autres sujets (la photographie) mais confirme l’intuition première et la resserre sur un noeud toujours plus substantiel, plus irréfragable, plus nécessaire. Il n’y a plus dès lors qu’à répondre à cette revendication de fond qui vous requiert, réclame votre attention d’existant (plus que de chercheur ou de professeur**) en s’efforçant de conduire à son terme, généalogiquement, dans le cadre d’une poétique générale ce qu’on avait jusqu’alors approché de façon fragmentaire, par tel ou tel de ses aspects.
D’où ce Sophocle qui paraît ces jours-ci chez Desclée de Brouwer. S’il n’est pas la pierre sommitale d’un édifice, il vient quelque part couronner ce qui le précède en le rassemblant, en le subsumant, peut-être pour le dépasser.
Cette impressionnante étude est sous-titrée « La condition de la parole ». Car la parole selon Sophocle vient d’une violence originelle qui nourrit sa nature duelle : elle est parole de la vie, expression immédiate du vouloir-vivre ET discours du monde, représentation construisant l’ordre social, le reconduisant. Tout échange, toute interaction inter-humaine crée ainsi la possibilité d’un conflit entre ces exigences opposées. Il revient à la société de les juguler par des rites religieux, des cérémonies civiques ou des lois humaines, mais qu’un héros de tragédie peut aussi provoquer. C’est la permanence de ce conflit que Jérôme Thélot explore dans les sept tragédies conservées de Sophocle (Ajax, Les Trachiniennes, Antigone, Œdipe roi, Électre, Philoctète, Œdipe à Colone). Un « savoir inachevé » se dessine à l’issue de l’exégèse laquelle repose sur une lecture herméneutique dont le principe est clairement posé dans l’avant-propos : « La compréhension ici engagée des tragédies de Sophocle ne les contraint pas à dire ce qu’elles se refusent à dire : confiante en leur appel, elle poursuit la recherche même qu’elles ont commencée, dont elle conceptualise les suggestions, développe les indications, extrapole les allusions, et dont elle déploie ainsi le savoir fondamental, qui se tient dans le texte à l’état de linéaments, de supports métaphoriques, d’intuitions figurales. » L’exercice est donc difficile, risqué : faire émerger un Sophocle inactuel au sens de Nietzsche : « ni réductible aux significations datées que sa situation historique lui faisait remuer, ni soluble, inversement, dans des jugements d’époques postérieures à la sienne, tentées narcissiquement de s’y voir en miroir. »
Peut-être est-ce dans l’analyse de Philoctète que la thèse avancée est la plus probante démonstrativement et surtout en raison du constat auquel elle conduit : Philoctète est « une figuration de la poésie par elle-même, de sa généalogie et de sa structure dynamique ». Avec les forces mises en présence au cœur de la tragédie, cette œuvre donne une lisibilité plus grande à la résolution de l’équation posée par Sophocle face au monde des mythes et des dieux.
Philoctète est vraisemblablement l’avant-dernière des pièces conservées de Sophocle, elle est inspirée des malheurs du Philoctète mythologique. L’argument est le suivant : dans l’île déserte de Lemnos, Ulysse est chargé par les Atrides de ramener à Troie, pour y gagner la guerre, Philoctète malade au pied, abandonné sur cette île, mais en possession de l’arc magique qu’il faut aux Grecs pour triompher des Troyens. Ulysse commande à l’adolescent Néoptolème, fils d’Achille, de persuader le solitaire, par ruse et mensonge, de revenir parmi les siens. Mais Philoctète obstinément refuse de les suivre, refuse de pardonner aux Atrides, refuse de triompher à Troie. Il faudra qu’intervienne le dieu Héraclès, qui triomphera de sa résistance et obtiendra son retour.
Je ne peux reprendre l’analyse très aboutie qu’en fait Jérôme Thélot sur presque cent pages, confrontant les commentaires, comparant les traductions (et les recréations) qui en ont été données. Je voudrais simplement revenir sur le chapitre final où sont ressaisis ces éléments pour tenter « de comprendre le vrai sujet du Philoctète ».
C’est parce qu’il interrompait de ses cris les cérémonies sacrificielles que les Grecs ont proscrit Philoctète – l’ont littéralement ex-communié. Ces cris sont donnés par Sophocle « comme autant de failles entre les notions discursives ». Selon Jérôme Thélot : « La tragédie de Philoctète est l’invention auto-réflexive par laquelle Sophocle donne voix à une victime des sacrifices. Écouter cette voix est la tâche de la poétique générale qui se fonde sur une telle invention, sachant qu’un trait intime à toute grande poésie est précisément la critique, la contestation des cérémonies admises, des normes et des représentations constituées, telles que la langue les véhicule. » Il montre que le drame du héros abandonné, sa déréliction passent par trois épreuves « qualifiantes » pour l’accès au poétique : la souffrance de la malédiction, le franchissement du négatif (« traverser l’intraversable mort »), la tentation régressive de la nostalgie. Là sont les conditions nécessaires de toute vraie poésie : « Elles font de l’aventure de Philoctète – insulaire repris, homme de nature repris au monde – une figure allégorique du destin d’un poète, et de la tragédie de Sophocle une généalogie de la poésie. »
Il y a là un enseignement qu’avait déjà esquissé Simone Weil et que Jérôme Thélot réactualise et assume à nouveaux frais par cette lecture pénétrante. Il en pointe à la fois la nature inactuelle parce que pérenne en dépit des siècles et de l’écart historique avec les Grecs mais aussi la force intempestive. En ces temps où le statut de la parole vacille en sa véracité et fiabilité, où son abaissement voire son effondrement sont envisageables, c’est une mise en garde qui nous vient du fond du Ve siècle avant J.-C. Le théâtre de Sophocle nous révèle que la conflictualité inhérente à la parole peut aboutir à la déconsidération radicale du « discours du monde » (préjugés, jugements, doctrines, plaidoyers) dénoncé comme fictif, ou même illusoire, et que sa critique peut renverser. Jérôme Thélot ajoute : « Ce renversement est le pire désastre qui puisse se produire parmi les hommes, la ruine de toutes les croyances reçues, la défaite des valeurs partagées, la catastrophe complète du langage communément admis. »
N’est-ce pas les prémisses de ce que nous pouvons constater quotidiennement ? Ce désastre, Jérôme Thélot n’hésite pas à l’appeler « le tragique ». Ainsi « ce grand concept éducateur » au nom si prestigieux, occulté par l’époque contemporaine pressée de valoriser une « normalité » positive et performante (ce que Henri Maldiney nommait « la bonne conscience des normopathes ») au détriment de la confrontation héroïque, le combat avec l’Ange ou l’affrontement avec les dieux, nous est-il rendu sur de nouvelles bases et en conséquence vient renouveler notre compréhension de l’existence humaine. « Tragédie », « tragique », deux mots malmenés et galvaudés par le mésusage contemporain dont l’impéritie, l’inconséquence ont conduit à la perte du sens profond et l’effacement de leur vertu agissante. Perte, effacement qu’il faut entendre au sens fort : la conscience tragique de l’existence ne se borne pas à disparaître, elle ouvre sur le néant, elle laisse place à l’horreur et à la mort. Le livre de Jérôme Thélot est là pour nous le rappeler. C’est l’insigne valeur d’une œuvre de savoir vivant que de laisser transparaître sous l’étude exigeante – usons de ce terme faute de mieux : une éthique. Et ce qui est réellement éthique est obligatoirement beau.
* Voir Un caillou dans un creux, notes sur le poétique (éditions Manucius, 2016).
** Posture sensible dans l’écriture de cet essai, plutôt dans la persuasion de l’amitié que dans l’érudition assertive.
Sophocle, La condition de la parole de Jérôme Thélot, éditions Desclée De Brouwer, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : photographie © Monique PEHU / Éditions Desclée De Brouwer.
Prochain billet le 17 septembre.