Patrick Corneau

Margaret Thatcher à propos de Francis Bacon : « Quoi ? Cet homme affreux qui peint des cauchemars ? »

L’exposition « Bacon en toutes lettres » du Centre Pompidou réunit des peintures de Francis Bacon de 1971 à 1992 (soixante tableaux incluant 12 triptyques). Le titre de l’exposition se justifie par le fait que le peintre fut inspiré par ses lectures, surtout par la poésie et notamment celle de l’Américain T.S. Eliot (1888-1965), ou la tragédie (Eschyle, Shakespeare, etc.), mais aussi par certains textes plus théoriques de Nietzsche, de Georges Bataille, ou de son ami Michel Leiris, écrivain, ethnologue, poète et critique d’art. Pour marquer cette relation inspirante de Bacon à la littérature, des petites salles, dans lesquelles la voix d’un comédien lit un extrait d’un des textes préférés du peintre, sont disposées tout le long du parcours.

Je n’ai pas avec cette œuvre une relation, disons, affinitaire, de cœur ou d’esprit, elle ne m’est pas amicale, c’est le moins que l’on puisse dire. Il y a en elle une violence qui me rebute. Il va de soi que je ne cherche pas dans une œuvre d’art un quelconque pathos ou quelque forme de niaiserie sentimentale. Je l’admire et l’estime. Car elle ne ment pas. Aujourd’hui, dans un monde où le mensonge se sert de l’art, devenu de plus en plus simple décoration ou animation culturelle, Francis Bacon aura été l’un des très rares artistes à refuser complètement cette instrumentation, cet abaissement. C’est un immense peintre, à des années-lumière de l’effet publicitaire, de la présence monocorde et colorisée de l’image, cette sinistre propagande de la marchandise par elle-même qu’on trouve chez un Jeff Koons, par exemple.

Dans cet ensemble, c’est la série de portraits et d’autoportraits que j’ai préféré.
Lorsque Bacon peint des visages c’est un « impossible » qu’il peint, élaborant (comme Giacometti avant lui) des figures toujours au bord du chaos et de la disparition, des figures aussi peu solides et figées que des reflets à la surface d’une eau animée par les aléas de l’existence. S’attachant à cette partie de l’œuvre de Francis Bacon, Michel Leiris y soulignait une dialectique entre maîtrise et abandon à l’accidentel, une splendide soumission à ce qu’il nommait les « hasards subjugués ». Regardant ces têtes-viande rouges et bleues, cette prosopopée violente de la chair détachée de l’os et souffrante, il m’a semblé que l’ombre de Chaïm Soutine et son grand art sanglant de la défiguration ressemblante n’était pas loin…

Le commissariat est assuré par Didier Ottinger avec un parti pris tout à fait remarquable : il a banni des murs de l’exposition toute forme de texte développé* (panneau, cartel, encart explicatif, etc.) dans l’intention d’amener le visiteur à un face à face direct, visuel, sensuel avec la seule peinture. Ce refus des béquilles explicatives, didactiques est une bénédiction. J’ai à maintes reprises dénoncé la calamité des bavardages sur et autour des œuvres qui empêchent l’affrontement avec ce que seul l’œil reçoit, ne doit que recevoir. Le plaisir de la peinture est un colloque privé, intime entre deux imaginaires, un qui donne et un autre qui reçoit et co-construira (ou pas) avec le premier quelque chose d’unique, non prescriptible, incertain, inouï, peut-être intransmissible. Il faut laisser à l’œuvre plus que le droit ou la légitimité à paraître devant nous : la liberté de nous dire dans le poids de sa seule présence, l’évidence de sa simple existence, l’autorité de son unicité, ce qu’elle a de pressant, irrévocable, ultime à nous dire.
L’étape suivante pour Didier Ottinger (et ses émules s’il en a) est d’imaginer un subterfuge pour empêcher les écrans de s’interposer entre les tableaux et les regardeurs, autrement dit abolir les téléphones portables qui aveuglent le regard et l’esprit… mais ceci est une autre affaire.
* Pour décrypter les multiples références de Bacon, un podcast est disponible en ligne sur le site du Centre Pompidou.

A voir du 11 septembre 2019 au 20 janvier 2020.

Illustrations : ©LeLorgnonmélancolique.

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