Patrick Corneau

Choses non vues
Japon

 

« Quand devant une ville inconnue on s’étonne comme devant un ami qu’on avait oublié, c’est l’image la plus véridique de soi-même qu’on contemple. »
Jean Grenier

 

Pas ou peu de tags, graffitis à Tokyo, ville clean et même aseptisée (ça repose la rétine et le mental du flâneur), bénéficiant d’une exceptionnelle architecture à la fois esthétique, marmoréenne et futuriste. Il ne viendrait pas à l’esprit d’un Japonais de « dégrader » son environnement avec lequel il vit naturellement en symbiose respectueuse et harmonieuse. Les rares expressions de street-art se voient dans les quartiers branchés et elles sont toujours discrètes, choisies, non violentes…

Pas de papiers dans les rues (pas de poubelles non plus).

Pas d’odeurs. Dans les dizaines de couloirs, galeries, parfois sur trois ou quatre niveaux du métro, l’air sent bon. C’est-à-dire pour un Parisien : RIEN.

Pas de dégradation de lieux publics (bus, métro, mobilier urbain, etc.).

Pas d’esthétique des banlieues, casquettes, capuches, joggings, etc. Les jeunes Japonais sont souvent élégamment habillés, conservant tenue et maintien jusque dans le côté grunge, trash de certains d’entre eux qui semblent endosser ces marquages plus comme des déguisements, et par jeu comme pour les adeptes du « cosplay » » (costume playing) à l’entrée du parc Meiji-jingu.

Pas de risque sanitaire et principe de précaution généralisé. Port du masque dans les lieux publics, je me protège ou je protège autrui. Solution désinfectante à disposition partout (magasins, hôtels, musées, etc.). Pas de WC infréquentables (bars, restaurants, toilettes publiques). Les WC japonais, aussi connus sous le nom de washlet (mixte WC-bidet), disposent de fonctions high-tech à la pointe du confort, de l’hygiène et de l’écologie (sans papier toilette). Sécurité en cas de blackout électrique : une petite lampe de poche à piles accessible à la tête du lit dans les hôtels.

Pas de véhicules cabossés, même légèrement. Les carrosseries sont propres, étincelantes. Peu de circulation (tous les Tokyoïtes sont dans les transports en commun ou à vélo), celle-ci très fluide. Pas de motos ni de scooters. Beaucoup de taxis dont les portières s’ouvrent automatiquement, intérieur immaculé, appuie-têtes en broderie, gants blancs, conduite douce, monnaie rendue dans un petit plateau avec un reçu (pas d’arnaque).

Pas de trous sur le macadam. Le goudron est d’un gris uniforme, impeccable. Nous avons vu un employé de l’hôtel (en gants blancs) enlever méticuleusement les minuscules mousses qui pourraient pousser entre les dalles du parvis de l’entrée. Partout des plans inclinés pour les chaises roulantes, poussettes, etc.

Pas de déjections canines sur les trottoirs. Pas ou peu de chiens, il est vrai. Et tous les propriétaires des rares que nous avons vus avaient un sac plastique pour ramasser leurs souillures. Il y a pourtant au Japon, ai-je lu quelque part, « davantage de chiens et de chats (19 millions) que d’enfants de moins de 15 ans ». Chiens quasi-absents tout au long de notre séjour, excepté dans le quartier de Shibuya où nous avons croisé une escouade de jeunes gens, en file indienne, courant derrière de magnifiques toutous de toutes races pour leur promenade vespérale. Un ami japonais m’apprend que les maîtres promènent leurs animaux tôt le matin ou tard le soir, souvent dans des endroits spécifiques, c’est sans doute la raison pour laquelle ils restent très discrets à la vue. Pas de chat visible, excepté dans le pas fameux du tout Calico Neko Cafe (bar à chats) dans le quartier de Shinjuku, ici les chats offrent une présence tarifée…

Pas de pigeons mais des hordes de corbeaux (population qui se chiffre tout de même à plusieurs dizaines de milliers de têtes) dont le cri est singulièrement plus simple que celui de son congénère occidental – une sorte de Ah ! Ah ! Ah ! lancé sur un ton de constatation morose qui tient plus du sentiment de tristesse/beauté du wabi-sabi que du rire jovial. Animal rural chez nous, le corbeau est au Japon un incorrigible citadin. Considéré par les habitants comme un véritable fléau. Il est tout d’abord bruyant, particulièrement aux abords des parcs, des cimetières. Surtout, il est intelligent. Il a bien compris, depuis que la municipalité de Tokyo a mis au point un système de ramassage des ordures ménagères via des sacs poubelles en plastique, que son salut se trouve dans ces masses informes laissées sur les trottoirs et si facilement éventrables (les filets distribués pour recouvrir les détritus n’y font rien). En plus de souiller la voie publique, le corbeau peut s’avérer indirectement dangereux car il est expert en l’art de faire des nids avec des cintres métalliques dans les poteaux électriques. Derrière l’agacement affiché de certains tokyoïtes, les Japonais gardent un attachement tout particulier à cet oiseau noir. Chez nous source de malheur, il est au Japon considéré comme un animal familier, presque sympathique.

Pas de téléphones portables dans les trains, le métro : sur mode silencieux. Parfois quelqu’un se lève et va converser entre les wagons – discrètement. Les rames du métro sont silencieuses, les passagers dorment ou tapotent sur leur smartphone, pas de conversations, pas de tensions.

Pas de télévision regardable : séries à l’eau de rose pour ados attardés, jeux débiles, téléfilms idiots. De la bouillie mentale – comme partout. Si invraisemblable que cela puisse paraître, la télévision française, par contraste, semble parmi les moins bêtes du monde.

Pas de pourboires qui, de toute manière, seraient refusés avec un grand sourire. Et même pourraient être légèrement vexatoires. Mais Arigatō gozaimasu (« Merci de ce que vous faites »), ponctuant immanquablement la moindre interaction, répété à l’envi avec une légère courbette, finit par être irritant – on ne sait pas si l’on est dans la pure facticité du code, le trait obséquieux ou l’humble et sincère marque de respect.

Pas de tarif prohibitif dans les musées. Toutes les entrées sont à 500 yens environ (trois euros).

Pas de conversations spontanées : réserve polie, sourires, quant-à-soi. Langues étrangères peu parlées, mais tout le monde possède suffisamment de pidgin anglais pour vous venir en aide (parfois avec une opiniâtreté touchante). Il suffit de déplier un plan, un cœur obligeant apparaît – « le peuple le plus aimable de l’univers », écrivait Lafcadio Hearn.

Pas de contact direct, d’abandon, de franc-jeu/franc-parler, ni de « transparence » à l’occidentale. Art et stratégies de la médiation. Par exemple, pas d’argent échangé de la main à la main ; un petit plateau reçoit les billets et est tendu avec les DEUX mains accompagné d’une légère courbette. L’argent déposé dans une enveloppe ne peut être au contact de celle-ci, il est donc remisé dans une seconde enveloppe. Le masque porté par les acteurs du théâtre Nô : écran entre l’homme et son personnage, comme s’il y avait des émotions insupportables autant qu’inexprimables à peau nue. Masque blanc, sans âge ni sexe : solitude de l’acteur rendu PERSONNE – c’est-à-dire à la fois privé d’existence et doté de la dignité humaine par son masque…

Pas de hâte, de précipitation, ni d’impatience. D’où le rituel – moyen d’établir sans discordances, ni prédation, le rapport à l’autre – qui est une des clefs des manières d’être japonaises. C’était un ravissement dans notre hôtel que d’assister au ballet que la souriante serveuse déployait pour nous servir chaque matin le petit-déjeuner. Sa gestuelle extrêmement douce et méticuleuse pour disposer les couverts devant nous : chaque ustensile étant presque « présenté » avant d’être délicatement posé, avec une rectitude et symétrie parfaite par rapport au bord de la table. J’admirais surtout le rapide mouvement de la main et du poignet pour désigner, pointer le couteau ou la fourchette après l’avoir posé sans hésitation ni reprise à la juste place sur la serviette. Lorsque la table était complète, l’addition venait enfin – avec un retard suffisant pour que la chose ne paraisse pas grossière – toujours celée (et non pas cachée) dans un étui à rabat discrètement fermé. De même, au moment où la « limousine » (bus) qui nous emmenait à l’aéroport démarra, les employés de l’hôtel en rang le long du trottoir s’inclinèrent respectueusement. Que l’on puisse autant ritualiser l’accueil et la politesse est un bienfait qui honore ce pays. Si la gastronomie française est une pratique que l’Unesco a inscrite au patrimoine immatériel de l’Humanité, il devrait en être de même de la capacité d’accueil – courtoisie et gentillesse – des Japonais.

Pas de scènes de colère enfantine. Les bébés japonais ne crient pas, ne hurlent pas. Collés sur le dos de leur mère, ils sont étonnamment zen.

Pas de plan fiable. La ville est un tel labyrinthe, un tel micmac que guides, cartes sont inutiles. A Tokyo, cinq rues ou trois immeubles c’est bien assez pour se perdre, tout le monde vous le dira. Car dans ces cinq venelles si étriquées, il y a une bonne cinquantaine de sushi-bars, bars à bière ou à saké qui s’entassent maison par maison, souvent un bar par étage. Autant chercher un œuf de saumon dans un bol de riz. Comme l’a écrit Barthes : « Cette ville ne peut être connue que par une activité de type ethnographique : il faut s’y orienter, non par le livre, l’adresse, mais par la marche, la vue, l’habitude, l’expérience. » Autrement dit, pour connaître Tokyo, il faut s’y perdre.

Pas de désordre apparent. C’en est même un peu étouffant. A voir par exemple une jeune fille attendre trois longues minutes sous la pluie battante que le feu vert clignote pour traverser une rue totalement déserte à cinq cents mètres dans les deux sens, on se dit que l’ordre et la discipline doivent avoir quelque chose de profondément ancré dans l’histoire collective et individuelle. Même un Allemand traverserait. On se dit aussi qu’il y a forcément des effets pervers à un tel sens de la hiérarchie, un tel respect des règles. Ainsi le taux de suicides chez les adolescents, dont le Japon est le recordman du monde. Au Japon cependant, l’écart par rapport à la norme doit être assez difficile à vivre, que l’on soit SDF ou artiste. La grande névrose chez les Japonais, c’est d’être asocial. C’est ainsi que certains créateurs préfèrent aller voir ailleurs – c’est du moins ce qu’explique le styliste Yohji Yamamoto parlant bien entendu pour lui, mais pas uniquement, dans son livre autobiographique (My Dear Bomb) : « Je déteste toutes les formes de fascisme. Je déteste l’autorité, et l’arrogance encore plus. Faire des vêtements qui ne donnent pas une impression d’autorité, voilà ma tâche. »
Les autres, notamment de nombreux artistes par exemple ou des écrivains à succès, privilégient souvent le côté trash ou même franchement glauque (voire violemment pervers) comme une nécessaire et inévitable soupape de sécurité. De fait au Japon, ceux qui font métier de braver l’ordre établi – fut-ce au nom de l’art – n’éveillent aucun intérêt et ne méritent aucune auréole. Ils sont considérés comme des individus peu souhaitables, un point c’est tout. Comme l’écrit Nicolas Bouvier dans Le Vide et le plein : « Après tout ce conditionnement et ce rabâchage, étonnez-vous que les gens qui osent s’avouer déçus (il y en a heureusement très peu) fassent une réaction violente ». Sans parler de l’habitude qu’ont ces milliers de citadins de s’assommer d’alcool ou de patchinko une fois la journée ou la semaine terminées, se sevrant d’un rythme abrutissant en s’immergeant dans un autre, qui ne l’est pas moins (je n’ai pu rester plus de trois minutes dans une salle de patchinko tant le niveau de décibels était insupportable).

Pas de policiers partout, comme on en voit chez nous. Pays extrêmement policé, très peu policier. Mais c’est une apparence, d’après l’universitaire Michaël Ferrier, qui vit à Tokyo depuis une quinzaine d’années, les villes sont soumises à un îlotage très strict, quadrillées de policiers, mais on ne les remarque pas, ou presque pas.

Peu de mendicité. Il y a pourtant des SDF dans les grandes villes, par exemple à Tokyo près du parc Ueno. Il y en a même de plus en plus, ils se font discrets. Comme partout avec la crise, ce sont les victimes de la société libérale, que l’on appelle les furosha, ou « hommes de la vague », anciens employés, cadres au chômage, qui n’ont su résister à la violence impitoyable et neutre du système libéral. Le film de Kiyoshi Kurosawa, Tokyo sonata (2009), est le récit d’un dérèglement familial après que le père se soit retrouvé au chômage — métaphore d’un autre dérèglement plus général, social et générationnel. « La faillite du père, lit-on dans une critique du journal Le Monde, est devenue la preuve de la destruction d’un monde ancien par la marche de l’économie, devenue folle, inaccessible et fantomatique. »

Pas de nature sauvage. Dès qu’on arrive au Japon, ne serait-ce qu’entre Narita et Tokyo (66 km) et bien que l’on soit déjà dans un paysage semi-urbanisé, on découvre, à droite et à gauche, de petits morceaux d’une nature plus riche par la diversité des couleurs et des formes. Nature qui paraît mieux organisée par la main de l’homme qu’en Europe où le végétal est essentiellement irrégulier. Les éléments de la nature japonaise sont beaucoup plus réguliers. Par leurs dessins, les cryptomères, bambous, rizières, plantations de thé, introduisent des éléments d’uniformité avec lesquels est créée une régularité d’un ordre plus élevé : une régularité au second degré. Ainsi la nature japonaise, par rapport à la nôtre, représente déjà une sorte de jardin. Et les jardins eux-mêmes donnent par leur artificialité extrême (produit d’une haute technicité et de conventions complexes) le sentiment de jardins à la puissance deux.

Pas de ruines. Les Japonais n’ont pas le goût de la conservation. Ils détruisent et remplacent, à l’identique. Les temples sont régulièrement reconstruits, avec les mêmes techniques, sans vis ni clous, depuis le IIIe siècle. Ici le vieux est neuf, mais il reste ancien. C’est la double nature des choses : l’apparence d’un côté, la signification de l’autre. Les bâtiments passent, reste la nature-immuable, et le souvenir vivant du passé, sans cesse entretenu.
Pas de centre de vie publique ouvert à tous, forum, agora, place, parvis de cathédrale comme en occident, mais le vide du Palais impérial, anneau opaque de murailles, d’eaux, de toits et d’arbres dont le centre lui-même (la résidence de l’Empereur) est invisible et autour duquel toute la ville se déploie et se dévoie.

Pas de panneaux publicitaires. Les pubs défilent sur les immeubles sur d’immenses écrans vidéo.

Pas d’yeux bridés dans les vitrines des magasins de modes où les mannequins ont un faciès européen. Roland Barthes s’inquiétait (déjà) en 1971 de la disparition des « yeux plats » qui viendrait rompre le charme de cette étrangeté des visages.

Pas d’exotisme. Lequel implique une relation de pouvoir et de domination (Loti) et sous-entend des entrées faciles et galvaudées dans le pays de l’autre (Michaux, Yourcenar), la chosification vulgaire de sa culture. Dans l’environnement sans repères de Tokyo on peut plonger dans ses propres eaux intérieures autant que profiter de cette opacité dérangeante, voire déplaisante, pour découvrir le tout autre dans son énigme bouleversante.

Pas de Ciel, sinon celui de la pluie et du beau temps. Nous, nous avons annexé le Ciel majuscule et, de son côté, ce Ciel nous a envahis, depuis le « ciel, mon mari ! » jusqu’à celui auquel l’un croit et l’autre pas. Rien de cela au Japon, et quelle tranquillité. Ils n’ont pas, disent les prêtres venus d’Occident, le sens de la transcendance ; en vérité il n’y a que la nature et, secondairement, l’art, la science et la technique pour transcender les Japonais.

Pas vu le marché au poisson de Tsukiji (2 400 tonnes de produits de la mer par jour) car nous n’avons jamais été capables de nous lever à 3h du matin pour être sur place à l’ouverture. L’odeur du poisson frais appartient à ceux qui se lèvent tôt.

Pas un Français pour vous croire quand vous vantez le luxe (terriblement enviable) d’une société policée, d’un milieu urbain parfaitement sécurisé et le bonheur vrai de pouvoir flâner sans but (bura bura suru disent les Japonais) la nuit dans les quartiers de Shinjuku et de Shibuya sans avoir à presser le pas, être sur ses gardes. Le goût de Tokyo, c’est d’abord l’extraordinaire sensation de liberté qu’on peut y éprouver.

Pas de Fuji-Yama, invisible du haut du 23ème étage de notre hôtel. Il s’est pourtant laissé deviner à travers un épais voile de brume le deuxième jour de notre séjour, spectralement. Ainsi de l’âme japonaise.

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A Tokyo rien n’est plus beau, excitant que de flâner à « l’heure des désastres » (ômagatoki) expression qui désigne en japonais ancien le moment entre chien et loup, cette heure du crépuscule qui débute à partir de quatre heures et demie de l’après-midi et marquait dans le Japon ancien la limite avec le lendemain (ashita). Dès le moment où yûbe (le soir) se terminait, on entrait dans ashita (le lendemain). Le moment de transition entre les deux, appelé ômagatoki, « heure du grand désastre », était considéré comme celui où les koto-dama (« mots-âmes », « paroles sacrées » ou « sons sacrés de l’univers », incarnation du divin dans les sons de la langue japonaise) se répandaient dans l’air environnant.

Patrick Corneau

Nota bene : observations qui pourraient être transposées pour la Corée à un degré moindre. Dans le rapport d’étonnement voire de stupéfaction qu’il impose au regard occidental, le Japon pousse à l’extrême – ultimement, tout ce que nous ne sommes pas, tout ce que nous n’avons pas, tout ce que nous ne voulons pas.

[Photographie © Patrick Corneau]

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