I

Impressions Japonaises – Un pas vers le moins

Patrick Corneau

Pourquoi lire des récits de voyages ?
– Pour préparer et stimuler notre propre envie de rejoindre la même destination ?
– Si, faute d’envie solide ou de moyens, pour voyager par procuration des aventures dans la tête et les phrases de l’écrivain ?
Quels que soient les mobiles, les effets ou bénéfices de notre lecture sont assez prosaïques. Peut-on alors parler d’enrichissement ? Rarement. Certes, nos préjugés ou représentations simplistes de telle ou telle contrée, de tel ou tel peuple vont tomber – c’est le moins que l’on puisse attendre d’un tel exercice. Mais au-delà ? J’avance timidement les mots de « progrès intérieur » ou « expérience spirituelle ». Ce n’est pas le cas d’Olivier Germain-Thomas qui n’a voyagé et écrit qu’avec cette intention. Et a créé pour prolonger sa propre approche, la collection « Arpenter le sacré » chez Desclée de Brouwer. Là il invite d’autres plumes à nous faire partager le sens qu’elles donnent à leur découverte, en lien toujours avec les racines spirituelles des lieux qu’elles ont arpenté. On trouve les témoignages d’écrivains, historiens ou spécialistes comme Édith de la Héronnière, François Cassingena-Trévedy, Marc-Alain Ouaknin… Et, puis, dernier volume paru, Christine Jordis qui nous livre des Impressions Japonaises, Un pas vers le moins.

Christine Jordis n’est pas une novice en la matière : elle est véritablement habitée par « une faim d’Asie ». Après avoir arpenté de nombreuses terres et cultures asiatiques, de la Birmanie à la Corée en passant par Bali, elle part découvrir le Japon au printemps 2018, un pays dont elle rêvait depuis longtemps.
Mais aujourd’hui comment parler du Japon ? Crainte et tremblement de venir après tant d’écrivains admirés : de Lafcadio Hearn à Claudel, de Roland Barthes à Nicolas Bouvier, en passant par Lévi-Strauss, Malraux, Maurice Pinguet, Yann Morris et d’autres encore… Et puis, l’énorme travail de connaissance par des lectures ne doit pas empêcher « quelques éclairs de lumièreceux, dit Christine Jordis, que me donnerait la naïveté d’un premier regard (selon l’expression utilisée par Barthes dans son Empire des signes) ». Fidèle à sa méthode d’entrer dans la culture d’un pays à travers ou à la suite d’une grande figure intellectuelle ou spirituelle, Christine Jordis rencontre un nom incontournable parmi les grands penseurs asiatiques : Kukai.
Le moine Kukai (Kobo Daishi), 774-835, fondateur de l’école du bouddhisme Shingon est l’une des figures les plus vénérées du Japon, dont on ne sait presque rien en France. Sa vie est un roman : celui d’un homme de haute spiritualité, mais aussi d’un grand voyageur, d’un bâtisseur, d’un philosophe aux textes vibrants qui fut un ami de l’empereur. Aussi notre voyageuse va-t-elle suivre Kukai à Koya-san, un site exceptionnel qui garde vivante la présence de son fondateur, puis nous faire pénétrer dans les temples du Daitoku-ji ou du To-ji.

Le grand intérêt de cette confrontation entre un destin unique et les traces laissées dans la réalité japonaise contemporaine en terme d’œuvres artistiques, architecturales et surtout legs et habitus religieux est de dépasser l’émerveillement de cette « première fois » à et autour de Kyoto par la seule mention des jardins secs ou fleuris, des temples, des rues, d’une montagne… Christine Jordis ne délaisse, ni ne rejette ces impressions premières qui peuvent parfois donner lieu à des « instants privilégiés » (comme les dénommait si bien Jean Grenier). Elle sait qu’il ne faut pas les rechercher : « Ils surviennent. Souvent à l’improviste, au bout d’une extrême fatigue, quand chaque membre semble lourd à soulever, que les angles de perception s’estompent et que sont perdus les repères habituels, laissant l’esprit livré à un flottement étrange, tout contrôle oublié. Dans de tels moments, de la façon la plus inattendue, surgit parfois, comme résonne une note haute et claire, une vision si intense et précise qu’elle s’impose de façon pour ainsi dire surréelle, feuille d’arbre ou fleur, vol de l’insecte, mouvement d’une branche dans la brise, présence absolue qui demeure comme en suspens – dans un hors – temps où le « voir » nous est rendu. »

Ceci est une chose. L’autre appel – qui n’est pas moins difficultueux – est celui qui émane de son exploration de la riche personnalité de Kukai, de la fascination qui en résulte. Faut-il rester dans la posture passive de l’écrivain écrivant-décrivant ou tenter d’intégrer, de faire soi – et de mettre en pratique – les enseignements du maître ? Il y là une main tendue, une invite à un possible dépassement. On voit bien vers quoi penche Christine Jordis : il n’y a pas de voyage concevable sans le bénéfice d’un effort de transformation intérieure, sans véritable metanoia. C’est un délice de se reposer sur la sagesse d’une figure ancestrale, d’avoir quelque grand nom de la tradition (ici bouddhiste) sous les yeux de l’esprit. D’avoir quelque chose d’autre que ses propres initiales qui regardent le monde en écarquillant les yeux ; de voyager (enfin !) en dehors de soi dans une vision de l’existence proprement in-ouïe ; de pouvoir onduler spirituellement voire « mystiquement » dans les parages d’une altérité radicale, d’une « étrangèreté »… De l’écart à la rencontre : tout ce que le philosophe François Jullien n’a cessé d’explorer et de prôner. D’où de légitimes doutes et pressantes interrogations : « Être fasciné, oui, en effet, on l’est par ce personnage. Mais être fasciné, c’est rester à distance. Dans les temples où il vécut, j’ai tenté de m’asseoir en lotus (sans pratique, c’est assez difficile), j’ai écouté les mantras et la musique étrange qui les accompagnait, je me suis laissé séduire par le décor et l’arrangement des couleurs, j’ai tenté de me familiariser avec les mandalas… mais, comme l’écrit le père abbé du temple de Kongobu-ji, à Koya-san, « un regard passif ne nous rendra pas le monde plus visible. Nous devons cultiver notre capacité à “voir” dans la vie quotidienne, activement et sincèrement. » C’est cet « activement » qui me posait problème – car, à y bien réfléchir, il signifie l’engagement d’une vie entière. »

Christine Jordis sait bien qu’à l’étape de la vie où elle est, il ne lui sera pas donné d’entrer pleinement dans le monde si particulier de Kukai, ni d’ailleurs dans ce Japon si énigmatique. Impressions japonaises nous fait donc progresser de conserve dans la compagnie et l’œuvre immense de ce grand civilisateur et les multiples « rapports d’étonnement » que suscitent les étapes de ce voyage-pèlerinage : nous avons de très perspicaces éclairages sur l’art des jardins secs, le koan zen, les rites de politesse, le raffinement des manières, l’habitat traditionnel, le bain commun, les magasins et leur faune de jeunes consommateurs, la pluie, etc.
Pour aboutir à quoi ? D’abord à cette chose très étrange, presque indicible que tout voyageur un peu sensible éprouve – ce fut mon cas, il y a cinq ans, à Tokyo – et que Claudel a défini comme un sentiment de cohésion intime* suscité par le sens de la « cérémonie » et la « précaution » à l’égard d’autrui. Et puis, en deuxième lieu, à ce « pas vers le moins » qui figure en sous-titre et est l’objet du dernier chapitre.

En effet, le bilan de ce périple est d’une rare humilité. Christine Jordis reconnaît n’avoir pas fait de constatations neuves sur le Japon (« il n’y en a pas, ou ça se saurait »). Elle récuse même le côté naïf revendiqué au début du récit, tout autant que les analyses érudites et jargonnantes d’un Roland Barthes dans L’Empire des signes avec ses aspects à la fois « naïfs et cuistres ».
Si bien, dit-elle, « que faute d’une vraie familiarité avec le pays, mieux vaut ne pas s’exclamer, ni juger, ni s’empresser de comprendre ou de comparer (bien que parfois la tentation soit grande) – autrement dit, mieux vaut se résoudre à adopter résolument une position de spectatrice. » Le gain, s’il en est un, se trouve plutôt dans la fréquentation du moine Kukai dont l’influence, douze siècles après, est patente et pourrait être un adjuvant pour approcher (et non s’approprier) le Japon. Approche, voyage et écriture mêlées, pour progresser « d’un pas vers le moins, c’est-à-dire vers le mieux, comme l’affirmait Nicolas Bouvier ». Car contrairement au souhait de l’auteur, Kukai est définitivement « trop loin, trop complexe, trop parfait ». De son enseignement une chose au moins est acquise : l’important n’est pas d’accumuler du savoir mais de recevoir un peu de connaissance en plus et, surtout, d’être « touché au cœur ». D’où cet envoi final en forme d’espoir : « Ce petit savoir finit bien par se glisser un jour dans les couches les plus profondes de l’être et, infiltré là, par y multiplier l’espace. »
J’ai aimé ce livre car il possède une vertu rare : on peut en faire une lecture récréative certes, mais aussi performative (« lire c’est faire ») : il vous communique l’éclat de bien-être et de sérénité que l’auteur a recueilli en pérégrinant aux côtés de Kukai.
* « Je découvrais le paradis, ce point d’arrivée où notre mal d’infini est absent – voici le pays où il n’a plus cours. » (p. 89)

Impressions Japonaises – Un pas vers le moins de Christine Jordis, illustrations de Sacha Jordis, Coll. « Arpenter le sacré » chez Desclée de Brouwer, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie © Catherine Hélie / Éditions Desclée De Brouwer.

Prochain billet le 13 septembre.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau