Patrick Corneau

Avec ses trois derniers livres* – moins récits de voyage que de célébration – Édith de la Héronnière nous avait offert de la Sicile un touchant portrait, dans une belle langue, soutenue par une sensibilité particulière aux paysages, à leur luxuriante végétation, aux monuments, aux regard, aux gestes si importants en cette terre de silence. Aujourd’hui, avec Fugue romaine c’est à une incursion dans le berceau de la chrétienté qu’elle nous convie, ville qu’elle connaît parfaitement car étape obligée de ses escapades vers la terre sicilienne. Et un plaisir sans cesse renouvelé de pouvoir déambuler dans Rome avec ce guide sagace et gai pour découvrir des lieux méconnus ou négligés par le tourisme officiel.
Pourquoi ce livre est-il une fois encore remarquable? Parce qu’on retrouve la manière unique d’Édith de la Héronnière: un regard grave, parfois amusé, toujours habité d’une profonde humanité, expression d’une empathie naturelle enrichie d’une solide culture littéraire, philosophique, artistique et historique. C’est la confluence harmonieuse de ces qualités et dispositions qui donne à ce récit une grâce toute empreinte de cette sprezzatura** qu’aimait tant Cristina Campo – belle Romaine à l’âme enfiévrée à qui Édith de la Héronnière rend ici un vibrant hommage.
Un peu comme le démon Asmodée de Lesage qui avait l’intéressant pouvoir de soulever les toits des maisons, Édith de la Héronnière enlève une à une les nombreuses couches d’histoire qui recouvrent la Ville Éternelle de la surface en ses lointaines profondeurs. Les surprises et, disons même, les petits miracles de découverte sont nombreux: une « fondation » pouvant en cacher une autre plus ancienne… Ville inépuisable dans les dimensions de son horizontalité et de sa verticalité, où le plus profond passé émerge parfois à la surface du présent, créant un joyeux et passionnant chaos, entrelacs de ruines antiques, places, églises (neuf cents) et jardins où Édith de la Héronnière nous entraîne dévoilant des monuments, des tableaux et des musiques. Et surtout des rencontres; car la rencontre est une histoire qui nous appartient et à laquelle nous sommes redevables de ce que nous sommes. Sont ainsi convoqués: le poète latin Martial aux épigrammes insolentes, Goethe, Stendhal, Berlioz, Zola, Fellini, autant de personnalités prestigieuses qui ont aimé Rome chacune à sa manière. Nous y croisons Pierre et Paul au moment de la naissance de l’Église, Le Tasse auteur de l’admirable poème épique La Jérusalem délivrée dont la « présence pneumatique » demeure au Janicule, le facétieux Philippe Neri ou le philosophe Giordano Bruno, brûlé sur le Campo de’ Fiori, lieu d’un marché coloré où les Romains d’aujourd’hui ont l’habitude de se rencontrer. Et puis tant d’autres présences, plus contemporaines, dont les œuvres et les destins souvent tragiques ont sacralisé la ville: des intercesseurs comme Carlo Levi, Cristina Campo, la poétesse Amelia Rosselli, de grands intellectuels comme Leone Ginzburg, Carlo Rosselli, des artistes comme Arturo Patten – l’ami photographe grand accoucheur et connaisseur d’âmes. Toute « une chaîne les lie, peintres, écrivains, grands résistants qui donnèrent ses lettres de noblesse à la Rome du XXe siècle« . Sans parler des inconnus comme cet homme élancé, élégamment vêtu, aux allures d’aristocrate qui par un froid matin de janvier fait l’aumône avec une dignité et une attention à autrui exemplaires – « un François d’Assise avant qu’il ait rendu tous ses vêtements à son père » dit Édith de la Héronnière. Autant de figures hautes en couleurs, autant de manifestations, incarnations surprenantes d’un génie du lieu qui s’impriment au fond de nos yeux et donnent à ceux qui n’ont pas encore eu la chance de le faire l’irrésistible envie d’une fugue romaine.
Plutôt méfiant à l’égard des « belles villes » dont beaucoup ressemblent davantage à d’écrasantes coopératives de chefs-d’œuvre (souvent banalisées voire défigurées par le tourisme de masse), j’avoue que l’attention aimante (et presque sacramentelle) d’Édith de la Héronnière a levé mes préventions à l’égard de Rome. Oserais-je cette comparaison? Ce texte est à la ville de Rome ce que l’auréole ou la mandorle sont aux représentations du Christ.
* Sicile aquarelles, Fabrice Moireau, Édith de la Héronnière, Collection Aquarelles, Les Éditions du Pacifique, La Sagesse vient de l’ombre, Dans les jardins de Sicile chez Klincksieck et Du volcan au chaos, journal sicilien chez Nous.
** « D’un cœur léger/avec des mains légères » selon le vers de Hugo de Hofmannsthal.

EXTRAIT

Fugue romaine d’Édith de la Héronnière, collection « Arpenter le sacré », éditions Desclée De Brouwer, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Vue de Rome (la fontaine de Trevi) par Fabrice Moireau (Éditions du Pacifique) / Éditions Desclée De Brouwer (J.-B. Corot).

  1. pascaleBM says:

    Et sur le Campo, face à Giordano, lever un verre de vin (sicilien, il y en a à la carte du petit troquet auquel je pense…), c’est une coutume.
    Si m’en croyez, Cher Lorgnon, Rome ne mérite aucune de vos préventions, même les plus faibles. On arrive -presque toujours- à oublier la présence insupportable des touristes, ou la présence des touristes insupportables… il faut aussi ruser un peu avec le calendrier ; non sans avoir quand même, au moins une ou deux fois, osé se mettre en position ethnologique pour observer, si j’ose, béatement, cette épouvantable chose. Se dire, si l’on ne peut toujours y échapper, qu’on doit la traverser comme un flot mauvais, une sorte d’épreuve. Il y a, derrière le Colisée, mais c’est un exemple pour mille, une trattoria où dès que vous êtes plus de deux, on vous sert la birra (italienne) au pichet!
    Rome, après Palerme évidement, est une ville où je crois avoir vécu, il y a de cela plusieurs siècles…
    Edith de la Héronnière étant pour moi, et grâce à vous, un nom qui m’accompagne, les yeux fermés, comme dans certaines ruelles de Rome, m’en vais le commander. M’en vais, parce que je vais encore chez mon libraire, et non « sur » ou « dans » -comment dire en fait?- mon écran…
    Belle journée. Avec cette promesse, c’est gagné pour moi.

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Patrick Corneau