Patrick Corneau

Comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas un grand lecteur de poésie même si j’aime en lire et possède un panthéon d’auteurs favoris. Parmi ceux-ci, Wislawa Szymborska dont malheureusement on ne parle plus beaucoup. La parution d’une anthologie De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009, traduit du polonais et préfacé par Piotr Kaminski dans la collection Poésie/Gallimard (n° 532) nous invite à relire cette poétesse si unique qui se tenait à l’écart des cénacles et des écoles littéraires.
Ses débuts remontent à 1952. Si elle sacrifia alors aux injonctions du réalisme socialiste, elle ne tarda pas à prendre ses distances pour tracer son sillon en solitaire. Peaufinant une œuvre singulière, sans équivalent, presque frugale où elle réussit le rare prodige d’user d’une écriture sans obscurités ni affèteries formelles alors qu’elle convoque et développe les thèmes les plus vertigineusement philosophiques et métaphysiques.
Sa poétique, Wislawa Szymborska l’a résumée en quelques mots dans le discours qu’elle a prononcé à Stockholm, lors de la cérémonie de réception Nobel en 1996: « L’inspiration, disait-elle, quelle que soit sa véritable nature, naît d’un éternel « je ne sais pas ». (…) Un poète, si c’est un vrai poète, se doit lui aussi de répéter: « je ne sais pas ». Dans chaque nouveau poème, il tente d’y répondre, mais après chaque point final un nouveau doute l’envahit, une nouvelle hésitation; conviction qu’il s’agit une fois de plus d’une réponse provisoire et absolument insuffisante. Il recommence alors, encore et encore, jusqu’à ce qu’un jour les docteurs ès lettres saisissent d’un énorme trombone toutes ces preuves de son insatisfaction de soi, et les appellent son œuvre ».
L’intérêt de cette belle anthologie est qu’elle permet de découvrir des extraits des sept ouvrages que Wislawa Szymborska publia entre 1957 et 2009. Leurs points communs? La même façon, peut-être, d’observer le monde, de s’y enraciner pour décoller aussitôt. C’est donc la distance, le regard de surplomb, le point de vue de Sirius qui séduisent chez Wislawa Szymborska. Laquelle ne cesse d’évoquer la violence et le désarroi de notre temps, sans y ajouter le moindre message, la moindre thèse idéologique. Aux discours totalitaires qui ont longtemps pétrifié l’empire communiste, l’auteur de Dans le fleuve d’Héraclite oppose la légèreté d’un humour vagabond, une ironie socratique qui questionnent notre époque avec une acuité, une force sans pareils. « Pardonne-moi, langue, d’emprunter des mots pathétiques. Et de faire l’impossible pour qu’ils paraissent légers« , écrit-elle. Ces mots, elle les rameute dans leur trompeuse naïveté, leur apparente facilité: phrases brèves, formules lapidaires, élans qui nous emportent vers les mêmes rêveries. Avec, parfois, des acrobaties verbales qui brisent les conventions d’un monde où l’ordre règne. On a compris que dans le monde de Wislawa Szymborska, au contraire, le désordre était roi: c’est une rebelle que le jury de Stockholm avait couronnée. Une rebelle pour laquelle « rien n’est jamais ordinaire ni normal« . S’étonner de tout, voilà donc le seul devoir que s’imposait cette grande dame des lettres polonaises*. En cela, elle s’impose comme la grande perturbatrice des réflexes de pensées, des normes et des habitudes. Avec un art constant du clin d’œil qui, d’un même mouvement, rassure et trouble profondément. Il y a chez Wislawa Szymborska une sorte de désenchantement heureux ou de bonheur sans illusion qui, loin de bannir les grands questionnements, ne cesse de les jeter au vif de la vie quotidienne.
Sa fréquentation reste précieuse, car elle nous permet de regarder le monde avec les yeux de l’enfance et d’y retrouver… quoi? « Je ne sais pas » répondrait avec un sourire Wislawa…

Deux poèmes de W. Szymborska.

* La poésie française doit à Wislawa Szymborska quelques traductions prestigieuses: Agrippa d’Aubigné et Théophile de Viau pour les besoins de la légendaire Anthologie de poésie française (bilingue) de Jerzy Lisowski et littéralement réincarnés sous sa plume comme le souligne Piotr Kaminski.

De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009 de Wislawa Szymborska, traduit du polonais et préfacé par Piotr Kaminski, collection Poésie/Gallimard (n° 532), juin 2018. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations: Photographie LaPresse / Couverture ©Éditions Gallimard.

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Patrick Corneau