On ne va pas mouliner ici une chronique à Juan Asensio laquelle consiste à prendre par exemple le dernier roman de Bruno Lafourcade, le malaxer, triturer pendant dix pages pour le recracher sous forme d’un sac de confettis dans lequel il y aurait plus d’Asensio boursouflé et enfumant que de pur Lafourcade – ce dont le lecteur, bien évidemment, ne sait quoi faire si ce n’est s’éloigner…
Je vais donc m’efforcer d’être cursif sans être lapidaire, honorablement objectif dans les limites bien entendu(es) d’une lecture forcément subjective, donc modérément injuste sans être outrageusement sacrificielle.
Je ne sais si l’on peut parler d’une « école Houellebecq », peut-être est-ce prématuré et même inopportun (toute proportion gardée, Cioran a-t-il des émules ?). Il y a, de fait, quelques écrivains dont le propos est de nous restituer l’air du temps en soufflant sur la braise des foyers qui le rendent irrespirable voire toxique. Bruno Lafourcade est de ceux-là, avec Patrice Jean, Olivier Maulin, Patrick Declerck – ils s’inscrivent dans une lignée d’imprécateurs (Huysmans, Bloy, Bernanos…) qui nous réveillent de notre sommeil dogmatiquement correct et, plutôt que de caresser l’époque dans le sens du poil, à la manière servile d’un Foenkinos ou sédative d’un Le Clézio, la brossent énergiquement à contre-poil. Ça fait mal là où la bien-pensance nous berce et nous câline. C’est salubre, salutaire à défaut de plaire.
J’avais beaucoup aimé L’Ivraie le précédent livre de Bruno Lafourcade chez le même éditeur et l’avais dit. Roman foisonnant d’une immense drôlerie où nous suivions la descente hallucinante que faisait un professeur novice, autant effaré qu’atterré, dans l’enfer normalisé qu’est devenu l’enseignement public. Bruno Lafourcade y décrivait très exactement, sans l’exagérer ni la minimiser, la situation ubuesque de l’École républicaine. Le propos de Tombeau de Raoul Ducourneau est un peu différent. Il délaisse le mode de la satire féroce pour une fresque plus apaisée d’un pan de la société française mais n’abandonne pas pour autant l’alacrité du trait*.
Qui sont les Ducourneau ? Un clan originaire d’un village aquitain. Ils sont sept et Bruno Lafourcade entreprend d’en écrire le roman familial en s’attachant à portraiturer chaque figure, soit sept chapitres. Le premier commence avec Raoul le père, qui va mourir, et avec lui le prolétariat gascon. Raoul, c’est le patriarche, un paysan à l’ancienne, sombre, brutal, borné que les mutations du monde agricole ont transformé en ouvrier. Autour de cet « astre noir » gravitent sa femme, âme bigote sèche de cœur, et leurs cinq enfants, dont les portraits, mélanges de rancœurs et de sarcasmes, donnent à voir un monde rural qui aura eu ses grandeurs et ses faiblesses – et qui lentement s’éteint dans l’affaissement de vies de couples sans horizon et le marasme socio-économique. L’éditeur mentionne que « Bruno Lafourcade décrit, ici, une France périphérique, oubliée, qui commence seulement à faire entendre sa voix ». Est-ce le premier récit sur la France des Gilets jaunes ? Ce serait aller un peu vite en besogne et laisser croire à une forme d’opportunisme littéraire chez Lafourcade. C’est à mon sens une pierre de plus à une symptomatologie des mutations à l’origine de la fracture française et de la crise identitaire que l’on trouve traitée, radiographiée dans d’autres ouvrages et selon des approches (heureusement) plurielles. Autant avec L’Homme surnuméraire de Patrice Jean déjà cité ou Les Bourgeois de Alice Ferney (Acte Sud) qu’en pointillés récurrents mais non moins rageusement lucides chez le diariste Jean Clair.
En gros – et il suffit d’un rapide voyage en province pour rejoindre la ville où vous avez vécu enfant – pour constater l’évidence (l’é-VIDE-nce) suivante : vous parcourez une sorte d’interminable no man’s land fait de villages dépeuplés, sans âme qui vive, où l’église, l’école sont closes, où le dernier médecin a déserté son cabinet, le café et les commerces fermé leurs portes. Les « demeurés », ceux qui demeurent donc, ont été pressés de déguerpir, chassés de leurs habitations, de leurs fermes, de leurs villages, de leurs occupations. Vous les retrouvez à la périphérie des villes moyennes (où les centres-villes sont en pleine déshérence), parqués dans des lotissements déprimants par leur insipidité même, entre une ZAC et une zone commerciale enlaidie de panneaux publicitaires et pancartes quand ce n’est pas par un rond-point (trente mille sur le territoire) que l’orgueil du maire aura orné d’une œuvre d’art ignoble ou d’un souvenir dérisoire de la vie du terroir, une vieille charrue, un filet de pêche… Là en bordure de ces symboles grotesques, ces oubliés viennent se parler autour d’un feu de fortune, alimenté par des cageots, des palettes, devant une tente improvisée pareils à ces Roms qu’ils croisent et dont ils continuent à se méfier, et comme eux à présent, comme les enfants Ducourneau, condamnés à se déplacer, dans un exode sans fin (car vers quel pays faire retour ?), d’un emploi à l’autre, d’une ville à l’autre, entre galères et coups de gueule le samedi dans l’habit jaune des indignés permanents…
C’est cette France au cœur de l’actualité dont nous parle Bruno Lafourcade avec le calme parfait du constat à l’amiable, la froide rigueur du procès-verbal de médecin légiste : il ne manque rien au portrait de ces Français fantomisés par les bienfaits de la mondialisation. Incertains de ce qu’ils sont, d’où ils viennent et de ce qu’ils veulent. Les valeurs qu’ils avaient reçues, vaille que vaille, sombrent ou sont inversées, quand elles ne sont pas vidées par un relativisme niveleur. Je remercie Bruno Lafourcade d’avoir évité l’écueil de la victimisation laudative, de la pleurnicherie sublimante : non, comme l’était Jean, son précédent « héros », ce « sadique contrarié », les Ducourneau ne sont pas sympathiques. Pas un pour rattraper l’autre dans la méchanceté, la petitesse, la veulerie, la jalousie mesquine, la haine rentrée, le ressentiment mortifère. La palme, à mon sens, revenant à l’aîné, Pascal, qui semble la synthèse réussie de ce que père et mère ont de pire. Il m’a semblé y voir l’archétype de l’être giletjaunesque : une haine indifférenciée pour tout ce qui n’est pas soi, pour tout ce qui pourrait être l’esquisse d’une différence dans quelque domaine de l’existence que ce soit. L’impossibilité d’un décollement de soi, la peur de diverger, de sortir de sa « zone de confort » mental, sexuel, social, politique, culturel… Et puis, générée par un égalitarisme infantile, l’Envie rongeante, obsessionnelle, hystérique, morbide…
Bruno Lafourcade ne cherche pas à débusquer la raison des choses en manipulant la psychologie humaine ; non, il brosse, il peint le mouvement des vies et laisse le regardeur tirer les fils de l’interprétation s’il en a l’envie (et la capacité). Bruno Lafourcade n’est pas un contempteur, un justicier, un inquisiteur, pas même un moraliste. Il y a comme chez Proust par-delà l’acuité de l’œil qui décèle le trait-qui-tue, la magnanimité et peut-être oui l’empathie, la tendresse de celui qui COMPREND. Qui voit la mécanique des destins, qui saisit là, dans ce cloaque familial, dans ces vies minuscules qui pataugent dans leur propre inanité, l’éternelle loi biblique : « les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées ». Et pourrait, sinon pardonner, ne pas JUGER.
A lire ces tranches de vies, on ne peut s’empêcher de subodorer que la justesse de l’observation ne peut reposer que sur des épisodes vécus, une expérience intime – et l’on se prend à parier qu’il y a pas mal de Bruno Lafourcade chez Grégoire Ducourneau. Nous n’irons pas plus loin au risque de l’indiscrétion. Reste que j’ai rarement lu sur la dynamique propre aux grandes familles (cinq enfants dans les années soixante-dix, c’est désormais une « grande famille ») une analyse aussi pointue par sa véracité de cet enfer tempéré : un remugle de pulsions d’amour-haine en mouvement perpétuel, une société de narcissismes en concurrence, une demande éperdue de reconnaissance, une lutte permanente pour l’existence au sein d’une atmosphère d’incompréhension organisée, préméditée, des réunions d’adulescents infantilement régressifs, etc. Ainsi ce constat terrible du « vilain petit canard » :
« Non seulement on ignorait les compliments mais on y voyait des faiblesses. De toutes les tares des siens, c’était celle qu’il leur pardonnait le moins, d’autant qu’elle s’accompagnait des variations pénibles sur son corps, où l’on dressait la liste exhaustive de tous ses défauts physiques, pour en amuser un public servile. Les repas de famille, surtout, avaient toujours été une torture, où l’on soulignait avec un plaisir sans mélange son nez trop long, son menton trop pointu, sa peau trop blanche. »
Sur ce champ de ruines – où le social a en sous-main sa part dans le jeu de massacre des egos – le dernier mot est à la mort et à l’oubli. Ce qui donne l’excipit de ce court et fort roman :
« La mort mit des années à solidifier en Grégoire, comme un ciment où il s’appuierait désormais – et puis, un jour, il dit :
« Tout meurt, même la douleur. »
Et tout recommença. »
* Je ne saurais assez recommander son blog. Par ses billets décapants (l’humour comme émulsion décapante surpuissante), sans concession, Bruno Lafourcade vient prendre sa place dans cette grande famille des esprits démystificateurs, dont la violence, le cynisme et la noirceur cachent le moraliste blessé (les belles âmes bisounours et nouveaux vertueux sont priés de s’abstenir).
Tombeau de Raoul Ducourneau de Bruno Lafourcade, éditions Léo Scheer, septembre 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations : Photographie ©Éditions Léo Scheer / Éditions Léo Scheer.
Prochain billet le 9 septembre.