Jérôme Thélot
POUR UN BONNEFOY ET ROUSSEAU
« Tout est dit […] la poésie est sauvée. »
Il n’est aucun écrivain du romantisme ou héritier du romantisme qui n’ait été peu ou prou influencé par Rousseau et qui n’ait travaillé dans au moins l’un des horizons que celui-ci a grand ouverts. Les fils du Citoyen de Genève sont innombrables, et parmi eux se trouvent quelques-uns des poètes dont Bonnefoy n’a pas cessé de se nourrir : Nerval, Guérin, Rimbaud, Laforgue, Breton, et bien d’autres. La pénétration de Rousseau dans la conscience poétique moderne est si profonde, et les postulations et les idées dont il a impressionné l’Europe sont si enracinées chez ses descendants, qu’il est impossible d’en mesurer exactement l’effet, mais assez facile d’au moins en repérer les traces. Il n’est que normal qu’un grand écrivain de notre temps soit un héritier de Rousseau, puisque même les plus résolus adversaires de celui-ci, à commencer par Baudelaire, sont intimement tributaires de ce qu’il leur a opposé. Et ce ne sont pas les penseurs dont l’influence sur la poésie du XXème siècle fut immense qui auront réduit cette autorité de l’Émile, des Confessions ou des Rêveries du promeneur solitaire, bien au contraire. Depuis que Kant, qui travaillait devant un portrait de Rousseau, a transposé la différence entre « l’homme de nature » et « l’homme de société » en celle qu’il a formulée, du « transcendantal » et de l’ « empirique », ce sont ensuite Schopenhauer (d’ailleurs expressément rousseauiste en sa morale) qui a repris cette structure dans sa grande opposition de la « volonté » à la « représentation », puis Nietzsche, malgré qu’il en eût, qui l’a reconduite dans sa dualité de la « vie » et de l’ « histoire », et enfin Freud qui l’a rejouée dans sa topique de l’ « inconscient » et du « conscient ». Et en France, pour augmenter encore cette domination intellectuelle, il y eut en outre, et spécialement dans la génération de Bonnefoy, la pénétration du bergsonisme, philosophie presque d’état (le professeur de Bonnefoy en classe de philosophie était un fervent disciple de Bergson) qui opposait selon le même schéma venu de Rousseau la « durée » à l’ « espace », qu’on retrouve aussi chez Proust sous la distinction entre « moi profond » et « moi mondain » . Que Bonnefoy lui aussi, comme ses ancêtres et ses pairs, fût un descendant de Rousseau, comme n’avait pas pu ne pas l’être Chateaubriand dont il revendiquait l’héritage, comme l’avait été Alain-Fournier dont il aimait infiniment Le grand Meaulnes, et comme Rimbaud lui-même, ce n’était qu’inévitable.
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