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Jusqu’au bout du silence Monk selon Paul Serey

Patrick Corneau

Rares sont les écrivains capables d’évoquer en une phrase ou un paragraphe, voire un chapitre, l’univers singulier qui vous obsède ou vous fascine chez un musicien. Cette signature qui tourne dans votre tête et échappe rédhibitoirement au langage. J’avais trouvé chez Pavel Vilikovský (Un chien sur la route, éditions Phébus, 2019) une grâce dans la manière dont il évoque la musique de Jimmy Smith et particulièrement ces sortes de rugissements de l’orgue Hammond qui éclatent après « un long glouglou feutré » sous ses doigts véloces… Rapprochement osé mais rare en littérature pour conjoindre, avec élégance et justesse, les mots et la sensation de manière à effleurer l’inexprimable du fait musical.
En lisant Le carrousel des ombres de l’énigmatique Paul Serey récemment publié aux Éditions Des Équateurs, je tombe sur ce passage où le narrateur, grand maniaco-dépressif exilé au fond de lui-même, abandonné de tous, rencontre au fond de la Sibérie orientale le silence absolu, « inutile, simplement là, antérieur à tout, préexistant aux choses, sertissant toute la création, et la beauté même ». Et pour décrire ce silence « de toute éternité », il fait cette digression sur la somptueuse méditation autour de l’in-ouï du silence ou plutôt dans le silence qu’est la musique de Thelonious Sphere Monk :

« Thelonious Sphere Monk, mort le 17 février 1982 à 8 h 10 à l’hôpital d’Englewood Cliffs, dans le New Jersey.
Cinq ans alors qu’il s’était tu. La maladie, officiellement. Mais la raison était beaucoup plus simple. Monk savait parfaitement que sa seule idée de génie, c’était la mise en musique du silence. Et le silence, il n’avait plus qu’à le vivre jusqu’au bout. Il devint plante. Assis à ne rien faire, à regarder le mur d’en face. Attendant qu’on vienne lui porter à manger. […] Il en avait assez de répéter la note, l’accord, le silence. Il n’avait plus rien à dire. Tout empli qu’il était de sa musique intérieure, celle où il n’avait plus besoin de lever la main pour frapper les touches du piano. Mardi, il est entré dans un monde qu’il connaissait pour l’avoir deviné depuis si longtemps. Un monde de silence absolu : le néant (P. Conrath, « Le Monk du silence », Libération, 19 février 1982).
Fin 1976, Monk, après un concert aux accents mystérieux, trop simples, dépouillés, magiques, se retire du monde de la musique, pour toujours, dans le hourvari d’une foule en délire. Il disparut, ce soleil, soudain, loin du public qu’il avait si longtemps ébloui.
À Weehawken, la baronne Pannonica de Koenigswarter le recueille, comme un animal perdu, dans sa vaste demeure aux cent chats. Des fenêtres de la maison de Nica, Monk aperçoit la ligne de crête des buildings de Manhattan. Manhattan, sa ville, sa vie… Monk a les yeux vides. Il se tait, comme le Steinway qui pose, masse noire et silencieuse, à quelques mètres seulement de sa chambre, cet obscur caveau de l’oubli, plein de la pesante présence du colosse noir d’ébène, du sorcier Thelonious. Monk, astre mort, lourd, si lourd…
Le téléphone sonne. Orrin Keepnews. Thelonious, est-ce que tu as joué du piano ces temps-ci ? Non, pas du tout. Est-ce que tu vas t’y remettre ? Non, je ne crois pas. Je suis en ville pour quelques jours ; veux-tu que je passe te rendre une petite visite pour parler du bon vieux temps ? Non, je ne préfère pas.
Silence. Monk veut être seul. Il l’attend, il ne fait que ça, l’attendre… la mort…

*

Monk s’est affirmé, à la sueur de son front, Monk s’est imposé, à force de combats contre le monde, contre lui-même, à force de persévérance, et de foi dans sa musique, sa poésie hors normes. Monk se fichait bien du monde et de ses normes. Il ne chercha jamais à bouleverser quoi que ce soit qui fut du monde. Les formes, il n’en avait cure. Une carrière ? Non, merci. Non, Monk se fichait bien du monde. C’est le monde qui tournait autour de lui, le monde qui bourdonnait et se brûlait à sa lampe. Thelonious Sphere, planète d’un bloc, rocher réfractaire, faisait masse au cœur d’un système où il se maintenait, immobile, dans une solitude insondable…
Sa musique, comme une cathédrale gothique, sculptée dans un bloc de silence. Sa musique, si légère, si sonore, si lumineuse, elliptique : un monument aux mille aspérités, aux mille gargouilles, aux mille rosaces. Monk, comme un bloc de granit, d’où jaillissait le torrent où buvaient tous les matins du monde, où s’abreuvaient toutes les nuits. Blue Monk… au centre du monde.
Blue Monk, Monk’s Dream, Monk’s Mood, Monk’s Point. Des titres qui en disent long… Epistrophy, Dizzy Atmosphère, Let’s Cool One, Something in Blue, Shuffle Boil, Ba-Lue Bolivar Ba-Lues-Are, Hornin’in, Criss Cross, Emanon, Bemsha Swing, Coming on the Hudson, Crepuscule with Nellie, Trinkle Tinkle, Light Blue, Introspection, Reflections, Humph, Pannonica… si long… Thelonious, Nameless, Bye-Ya
Esthétique du discontinu, du presque, de l’ellipse, d’un classicisme non rempli, dissonant à merveille, laissant des vides où l’imagination pouvait s’ébattre… Monk s’arrêtait en pleine phrase, se levait, exécutait quelques pas de danse, revenait se planter, ferme, sur son piano, pour ne faire qu’un avec lui, comme s’il ne l’avait jamais quitté, comme si le piano avait dansé, comme si cette masse de six cents kilos flottait, fluctuante et tourbillonnante, et pourtant comme ancrée dans un sol lourd, inamovible, éternel…
Contrastes… à son piano comme à sa vie… discret ou outrancier, délicat ou percussif, figé ou mobile, mélodique ou rythmique, Monk détonnait. Déglingué, bizarre ou fou, Monk, son comportement, sa musique, inqualifiables…

*

Ce soir de 1959, Bud Powell venait de triompher. Après un court entracte, le tour de Monk. Roger Luccioni, organisateur de la soirée, témoigne : L’orage éclata trois secondes plus tard. Dans sa loge, Monk claqua la porte, enfouit sa tête dans ses bras et fondit en larmes. Sa femme essaya doucement de le calmer. En vain. Les sanglots redoublèrent, et ce grand type, un peu effrayant, commença à hoqueter, hurler, gesticuler. « Il est meilleur que moi. Il a toujours été meilleur que moi. Je ne pourrai jamais faire ce qu ‘il a fait. Je ne peux pas jouer. Je ne veux pas jouer après lui. Je veux rentrer à la maison. » Puis une bouteille de cognac, un flacon de Largactil et une heure plus tard Monk monte sur scène en manteau et chapka. Franky Dunlop, Charlie Rouse et John Ore l’y attendent. D’un pas de conquérant, il s’avance, toise avec morgue un public stupéfait, et repart en coulisses aussi brusquement qu’il en était venu. La salle explose. Les trois autres, immobiles, tels des arbres, n’ont toujours pas bougé. Ruée des organisateurs vers la loge du grand homme, stoppée net devant le spectacle de l’hercule sanglotant bruyamment sur l’épaule de sa femme. « Il pleure parce que les gens l’ont sifflé », dit-elle, en tapotant la joue du colosse. Consolé, Monk revient sur scène, sort côté cour, reparaît côté jardin, tourne, soupçonneux, autour de ses musiciens, parle à l’oreille du bassiste, effectue un pas de danse, saisit un chiffon oublié dans le piano et astique consciencieusement l’instrument, jette enfin le chiffon dans la fosse d’orchestre et disparaît à nouveau. Le public, médusé, n’en croit pas ses yeux. En coulisses, Monk abandonne enfin son manteau d’astrakan, revient sur scène en titubant un peu, se dandine sur ses pattes comme un gros ours de foire, puis, enfin, s’assied devant le piano. Les trois « arbres » restent figés, l’œil fixé sur la ligne bleue des Vosges. Personne ne dit mot. Monk joue alors, seul, les premières mesures d’un Body and Soul, totalement déchirant.
Et soudain pousse un cri, ferme rageusement le couvercle et se sauve à nouveau hors de la scène. Dans la salle, l’atmosphère est à couper au couteau. Monk revient, agité et trèmulant, couvert de sueur, dans un silence de mort. Nouveau Body and Soul, tout aussi déchirant que le premier.
Mais, cette fois, Monk va jusqu ‘au bout, superbe, formidable d’intensité émotionnelle. […] Bud, assis à l’envers sur sa chaise, le menton dans ses mains, accoudé sur le dossier de son siège, pleurait (Cité par Denis Laborde dans « Monk, le sculpteur de silence », in L’Homme, avril-septembre 2001).

1969. Le trompettiste Eddie Henderson, interne au Langlay Porter Psychiatrie Institute à San Francisco, témoigne aussi de l’étrange maladie de Monk. Il rapporte que quand Monk fut amené à l’hôpital il était dans un état de catatonie profonde, de totale prostration. Seuls mouvements perceptibles : ses yeux, ses dents qui grinçaient affreusement et la main, sur laquelle se trouvait sa fameuse bague, qu’il retournait en poing, paume vers le haut. De temps en temps, il sortait de son mutisme pour illustrer son geste : Monk knows, Monk knows, puis sombrait à nouveau dans le silence (Laurent de Wilde, Monk)
Le silence, cette camisole, enveloppait Thelonious, le tenait enfermé sur lui-même, et rien ne pouvait l’en délivrer.

*

Monk, ce nom… prédestiné… Monk, le moine, l’ermite… Solitude…
Monk vivait du silence, dans la musique, indifférent à tout. Seuls sa femme et ses petits comptaient à ses yeux qui, vides, s’emplissaient d’amour à leur vue.
Tout le temps, en permanence, dans la musique, au plus profond. Son piano et lui, comme un seul animal, dense et agile, pesant et puissant. Pas de geste inutile, nul parasite, une fluidité parfaite, dans un calme parfait…
Monk dormait. Il disait : « Il n’y a pas d’heure pour dormir. On dort quand on est fatigué, c’est tout. L’idéal serait de dormir et de jouer en même temps, mais c’est impossible. » Et pourtant, même au piano, Monk s’endormait. Les musiciens le réveillaient et, sursautant, il plaquait soudain des accords compliqués, complètement inattendus, à leurs oreilles surprises à tel point qu’on se demandait si ce n’était pas eux qui s’étaient assoupis.
Léthargie, narcolepsie. Monk est ailleurs, d’ailleurs, habité par le silence et, à la fois, ici ou là, inattendu, fontaine jaillissante et désaltérante. Il s’isole et pourtant, il est là, parmi nous, rocher rassurant où l’on s’agrippe, si distant et si proche, aérien et pesant comme un trou noir. Monk vibre ; il fait tout vibrer autour de lui. Puis il pose un accord et tout s’ordonne.
L’univers peut tourner.
Le silence, la solitude, le sommeil, et une vibration harmonique qui résonne à l’infini. Énergie vibratoire que Monk ne canalise pas. Monk dort, n’importe quand, mais il dort rarement. Son énergie, dès qu’il s’agit de musique, dès qu’il faut agiter le marteau du sculpteur de silence, est sans bornes. Les drogues, l’alcool, les médicaments, cette orgie de psychotropes, Monk en fait le magma dont la lave surgit. Mille volcans qui rugissent dans la nuit du jazz, hors du temps, sous les spotlights et dans les fumées des havanes.
Après ses concerts, Monk s’isole et joue, joue encore, jusqu’au petit matin. Monk reste des soleils et des lunes à jouer, étrangement calme, maître de son navire. On a du mal à suivre. Les joueurs qui l’accompagnent s’épuisent, vont trop lentement, épuisés, trop vite, sur les nerfs ; ils ne se sustentent plus que du rayonnement sombre de cette masse que forment Thelonious et son piano, masse solitaire au centre d’une clôture infranchissable, comme un monastère invisible.

*

Monk est à lui-même sa propre source, comme on le dit de ces ermites qui ne se nourrissent apparemment de rien, ou bien du vent et de la lumière, et qui sont comme ces plantes invisibles qui survivent au désert. Ils sont habités par l’évidence et toute question leur est devenue inutile. […] Quand j’écoute Evidence, je pense aux figures de danse rituelle du désert qui animent ces personnages filiformes des peintures rupestres du Sud saharien (Yves Buin, Thelonious Monk). L’ermite en son désert… Toujours le silence, et la solitude…
Thelonious a fait du silence une religion. Il en a fait son Dieu. Et de sa musique monte l’hymne sainte, qui flotte comme un pur encens autour de l’autel.
Pour Monk, les mots sont inutiles. Parler, c’est pure perte. Monk se tait. Hypnotisé par son œuvre en perpétuelle formation, il s’oublie lui-même, comme s’il cherchait à se débarrasser de son corps trop lourd, de ses vaines paroles. Cette musique qu’il sculpte sans cesse préexiste à son créateur. Monk l’entend avant de lui donner vie. Monk taille un morceau de durée dans le roc de l’éternité.
Eddie Henderson vit Monk en sueur, passer un set entier à enfoncer les touches du piano, très doucement, de telle façon qu’aucun son ne sorte du piano (De wilde). Ou encore ne jouant pas tout, laissant à l’auditeur ou au soliste la tâche d’imaginer le reste. Alors la musique occupe toute la place ; la musique se fait mystique. Et Monk d’abandonner son piano, tournant autour de son totem comme un Huron, en transe, transpirant, un léger sourire aux lèvres et le regard vide, ou comme fixé sur un point invisible. Quelle énigme pour notre monde !
Oui, Monk a secoué les univers. Il a fait vibrer les âmes et les cieux. Il a vécu une vie qui fut la vie même et s’est laissé mourir. Créateur de silence, il s’est fait silence, jusqu’à la nuit de l’être, jusqu’à la mort… »

Paul Serey, Le carrousel des ombres (pages 76 à 84), ©Éditions Des Équateurs, 2019.

 

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