Je ne peux laisser ce blog en vacance(s) sans vous convier, chers lecteurs, à méditer les dernières lignes de la postface de L’inouï de François Jullien chez Grasset dont je parlerai bientôt, dernier volet d’une réflexion engagée à partir d’Une seconde vie et poursuivie dans Décoïncidence et Si près, tout autre.
« (…) En achevant cet essai, cependant, je m’interroge : une telle réflexion, se poursuivant de livre en livre selon sa seule nécessité interne et dans un projet de philosophie qui se veut à chaque étape plus générale, a-t-elle encore sa place aujourd’hui ? Peut-elle encore trouver pied – commencer d’être entendue – entre le marché du bonheur et le marché d’anniversaires, eux qui encombrent aujourd’hui de leurs non-livres les tables des librairies (comme s’ils pouvaient combler le vide de l’idéologie) ? Peut-on poursuivre ce travail de la pensée, autrement dit, sans frayer avec le Développement personnel ni se raccrocher au pseudo-Événement ? Sans s’inscrire dans le fameux « débat des idées », débat attendu, convenu, tel que l’organisent pour leur plus grande commodité les médias, et donc sans se préoccuper de l’« audimat » ? Débat se précipitant sur le bruyant d’un faux « exceptionnel » (comme s’il y avait des scoops de la pensée), mais si peu soucieux d’inouï. De là donc cette inquiétude : des œuvres philosophiques telles qu’on les concevait naguère encore sont-elles toujours possibles à présent ? Ou seraient-elles périmées ? Aura-t-on encore la patience de les lire ? Et qu’est-ce que « lire » si ce n’est aussi lire « crayon en main » et pouvoir relire ? « Livre exigeant », dit-on pour le mettre de côté… Mais qu’est-ce qu’un livre qui ne serait pas exigeant ? Or il ne s’agit pas là, platement, de constater la solitude du philosophe, son écart d’avec le monde, c’est-à-dire de qui ne se conçoit pas en gestionnaire d’opinion, et d’abord, de sa propre image, et brasseur d’influence. Mais bien de se demander si, dans ce que devient aujourd’hui la « Culture », prise qu’est celle-ci entre les deux pôles du Divertissement et de la Communication, ce type de « production » a encore un sens. Peut-il encore subsister ?
Ou serait-ce là une forme ultime de résistance ? »
Qu’un écrivain, un penseur à l’issue d’un travail de grande ampleur visant à interroger la tradition philosophique occidentale sur ce que ses partis pris implicites « manquent » par rapport à la langue, la pensée chinoise en vienne à émettre des doutes sur la portée et la réception de son entreprise est proprement sidérant. Qu’un philosophe de renom (peu médiatisé mais un des plus traduits) soit en recherche moins de public que de cerveaux capables de le lire, de lecteurs appliqués, attentifs à le comprendre, est bien le signe qu’aujourd’hui l’intelligence ne réfléchit plus. Abaissement général de l’esprit auquel contribuent tous les acteurs de la société (et particulièrement à son sommet) par de petites compromissions et/ou de réelles démissions. La question de l’intensité et de la qualité de l’engagement intellectuel de nos contemporains dans l’objet de leur réflexion est désormais posée. Parallèlement, le manque de cohérence et de solidité intellectuelles n’est plus un critère négatif qui interdirait la réussite sociale, bien au contraire : il suffit de lire nos grands manieurs de tweets et autres brasseurs de buzz… ne parlons pas de l’avilissement toujours plus consternant des médias dans le sensationalisme. L’apport intellectuel comme action positive et devoir civilisateur est sorti de la liste des contributions à la société ; il suffit de suivre la vie culturelle pour s’en convaincre : le préjugé, l’accusation, la crainte de penser librement, le conformisme le plus plat se contorsionnent afin d’« avoir l’air intelligent » mais ne produisent que des procès, des clichés politiquement corrects, de l’hystérie haineuse, des bêlements de moutons (parfois enragés) sur les réseaux sociaux* ou la voie publique.
Hélas, les éditeurs eux-mêmes se positionnent dans le sens du vent dominant et se mettent en rang pour revoir, rectifier leur ligne éditoriale : on sabre la littérature (quand on ne fait pas disparaître la poésie) au profit de collections calées sur l’actualité politique la plus éphémère, les pseudo-débats de société et, pour se garantir financièrement, les livres dits de terroir (cuisine, éco-folklore, tourisme patrimonial, etc.). L’offre culturelle se limite donc à errer entre le divertissement et le journalisme d’édition en passant par le développement personnel (et l’éternel bavardage autour du management).
Et l’on s’offusquera qu’un Emmanuel Todd trouve les gens éduqués globalement idiots…
On aimerait suivre François Jullien lorsqu’il gage (sur le mode interrogatif) un peu d’espoir dans la survie possible d’une forme de résistance.
* Il y a quelque temps certains m’ont banni de leurs « réseaux » parce que j’avais eu l’impudence de les mettre face à la nullité de leur intelligence qui ne réfléchit plus. Paradoxalement, c’est un des bons côtés de cet enfer qu’est Facebook : sa vocation apocalyptique (« apokálupsis » signifiant « révélation »), il révèle le fond des âmes et permet de faire un tri existentiel.
Illustration : photographie ©REUTERS/Dominick Reuter.
Prochain billet à la rentrée de septembre. À tous, bonne fin d’été ! 🙂