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Éloge de la concision par Christian Thomsen

Patrick Corneau

Éloge de la concision

Grand amateur de journaux intimes d’écrivains, j’ai lu avec délices, il y a quelques décennies, le merveilleux Journal de Jules Renard. Un aphorisme m’avait particulièrement frappé, que je cite de mémoire* : La concision est la politesse des gens de lettres. Je regrette amèrement de ne l’avoir pas noté sur le coup, car je suis incapable de retrouver la citation exacte, malgré les facilités en la matière que nous procure Internet, pour une fois pris en défaut (on comprendra plus loin les raisons de cet échec).
La concision, qui confine parfois chez Jules Renard à la sécheresse, est effectivement un des charmes de son style, ce que Ravel a parfaitement traduit lorsqu’il a mis en musique cinq des Histoires naturelles de notre auteur.
La concision n’est pas nécessairement la qualité première de bon nombre d’œuvres musicales, notamment celles qui ont été écrites par des compositeurs germaniques. Mais il y a de glorieuses exceptions. Je pense notamment à un air absolument magique situé au début du quatrième acte des Noces de Figaro de Mozart, chanté par un personnage très secondaire, Barberine. Cette cavatine, L’ho perduta, me meschina, qui ne dure que quelques secondes, est une des créations les plus sublimes de Mozart, et je me dis qu’il a fait là le plus beau des cadeaux à la cantatrice qui créa ce rôle minuscule. Sans doute une déclaration d’amour à son interprète ?
Je pense aussi à Schubert, compositeur que j’aime infiniment, qui semble parfois, et même souvent, avoir un mal fou à conclure un mouvement ou une œuvre (c’est flagrant dans le gigantesque premier mouvement de sa dernière sonate pour piano en si bémol majeur, D 960, surtout si le pianiste respecte la reprise, comme il se doit). Certains évoquent ses « divines longueurs ».
Mais, à l’inverse, Schubert est capable d’écrire des œuvres tout-à-fait brèves, notamment certains Lieder comme Der Jüngling an der Quelle, D 300, dont l’interprétation tourne autour de la minute.
L’exécution d’aucune des pièces pour piano de Debussy n’atteint les cinq minutes, hormis celle de L’Isle joyeuse. Le pianiste Philippe Cassard, grand interprète de Debussy, écrit dans la monographie qu’il lui a consacrée qu’il a remarqué que le public allemand, habitué aux œuvres de longue haleine, a du mal à se concentrer pendant l’écoute des pièces de Debussy, bien que brèves. Peut-être trouvent-ils qu’elles sont trop éthérées, trop évanescentes, ou qu’elles ne contiennent pas assez de notes ? (On pense au reproche inverse fait par Joseph II à Mozart dans Amadeus, le film de Milos Forman : Trop de notes !).
Dans la création musicale contemporaine, on est parfois frappé par la brièveté de certaines œuvres. Est-ce parce que l’auditeur potentiel, habitué au format de la chanson de variétés (autour de 3 minutes), est supposé ne pas pouvoir être attentif au-delà de cette durée ? Ou bien est-ce un défaut d’inspiration du compositeur, incapable de tenir la distance avec un langage volontairement très complexe ?
La concision semble bien être une qualité française ; il paraîtrait que la précision reconnue de notre langue se prêterait bien à l’exercice de la concision, contrairement à la langue allemande.
En littérature la concision n’est plus vraiment en odeur de sainteté. Il semblerait même qu’en matière d’édition un minimum de 400 pages soit nécessaire pour qu’un roman puisse prétendre devenir un best-seller. Quand il m’arrive d’en lire un (je me méfie intuitivement des best-sellers, craignant qu’ils ne le soient devenus pour de mauvaises raisons), je ne peux m’empêcher de penser que ce roman aurait gagné à être deux fois plus court. J’avoue qu’une des raisons qui m’a poussé à lire le Goncourt 2012, Le sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, c’est son étonnante brièveté, que j’ai retrouvée avec plaisir dans un autre de ses livres, Le principe.
Lorsqu’est paru Voyage au bout de la nuit, le premier (et le plus célèbre) livre de Céline, beaucoup de lecteurs ont avoué avoir été intimidés par la lecture d’un ouvrage de plus de 600 pages pondu par un auteur totalement inconnu.
L’autre grand chef d’œuvre du début du XXème siècle, À la recherche du temps perdu, commence par un incipit très célèbre qui est un modèle de concision, Longtemps je me suis couché de bonne heure. Mais les choses vont rapidement se gâter en la matière, au point que certaines phrases sinueuses de Proust serpentent sur plus d’une page. Mais jamais aucune des trois lectures de ce vaste roman-fleuve ne m’a donné l’impression qu’il y avait des pages inutiles. C’est long, très long, mais il n’y a, selon moi, rien à jeter. Saint-Exupéry ne disait-il pas, avec subtilité, que « la perfection est atteinte non pas quand il n’y a pas plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à enlever » ? En revanche, ce n’était pas l’avis de Céline, qui trouvait que « Trois cents pages pour faire comprendre que Tuture encule Tatave, c’est trop ». Vu sous cet angle…
En matière de romans-policiers, les auteurs de thrillers contemporains feraient bien de s’inspirer de la minceur des romans d’Agatha Christie ou de Georges Simenon, qui ne perdaient jamais le temps de leur lecteur avec des descriptions fastidieuses d’objets du quotidien qui ne font pas avancer l’intrigue, et qui l’ancrent définitivement dans l’époque de leur rédaction. Rappelons que Simenon était, aux yeux experts d’André Gide, le meilleur romancier français !
Le champion de la concision littéraire est, selon moi, Maupassant. Je me souviens d’une lecture ancienne qui m’avait ébloui. Il s’agissait d’une nouvelle très brève (trois pages) du recueil Contes du jour et de la nuit, intitulée Une vendetta. L’histoire, on s’en doute, se passe en Corse. Une vieille femme jure à son fils assassiné de le venger. Elle réfléchit longtemps au moyen d’y parvenir, puis a une idée diabolique. Ayant recueilli le chien de son fils, elle va l’affamer de manière à le dresser à déchiqueter un mannequin d’osier habillé en homme dans l’espoir d’une saucisse grillée en guise de récompense. Quand le chien est prêt, elle se rend déguisée dans le village sarde où elle sait que s’est réfugié l’assassin de son fils. Elle lance sur lui le chien qui le dévore pour obtenir sa récompense. Cette extraordinaire nouvelle se termine par une conclusion lapidaire : « La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit bien, cette nuit-là. » Il faut préciser qu’elle s’était confessée la veille, avant de commettre son crime…
Et, pour terminer brièvement, une constatation que chacun peut faire : rien ne semble plus long qu’une minute de silence !

* Comme me l’a fait gentiment remarquer Laure Hillerin, auteure d’une très belle biographie de la comtesse Greffulhe (l’un des modèles des personnages de la duchesse et de la princesse de Guermantes), et d’une très réjouissante compilation d’extraits de passages humoristiques de la Recherche, ce n’est pas de concision mais de clarté dont parlait J. Renard. La citation exacte est : « La clarté est la politesse de l’homme de lettres » (7 octobre 1892). Mais, en définitive, clarté et concision ont partie liée, et mon erreur ne remet pas en cause l’éloge que je souhaitais faire de la concision.
Tout le monde connaît cet extrait de l’Art poétique de Boileau :
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
En m’inspirant de ces deux alexandrins célèbres, j’ose la paraphrase approximative suivante, pour laquelle je sollicite l’indulgence de mon lecteur :
Penser avec clarté, dire avec concision,
Ces belles qualités assurent la précision.
Pour terminer, et cette fois-ci de manière définitive, j’aimerais citer un de mes auteurs favoris, qui allie avec élégance concision et clarté, le philosophe André Comte-Sponville. Chaque fois que le lis un de ses textes, notamment ceux qu’il nomme ses « propos », j’ai le sentiment que je ne saurais mieux dire que lui ce qu’il exprime, et qui correspond souvent à ce que, confusément, je pense moi-même.

Christian Thomsen

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