La production de François Jullien décidément étonne: en ce début de printemps, trois ouvrages nouveaux surgissent sur la table, d’abord ce dernier-né, Si près, tout autre – De l’écart et de la rencontre, qui vient de paraître chez Grasset (236 pages), puis le volumineux Cahier de L’Herne (247 pages coordonnées par Daniel Bougnoux avec François L’Yvonnet), accompagné d’une mise au point sur le christianisme comme ressource. C’est cette « plaquette » d’accompagnement dans la collection « Cave Canem » des éditions de L’Herne (qui dépasse tout de même la centaine de pages) à laquelle j’aimerais consacrer cette chronique.
Ressources du christianisme – mais sans y entrer par la foi. Ce titre n’est pas le plus facile d’une (maintenant copieuse) bibliographie, et l’on peut s’attendre à la réticence de lecteurs qui ne retrouveront pas ici ce à quoi ils sont habitués chez François Jullien (ni d’ailleurs de ceux qui ont leur idée du christianisme). D’une façon générale, depuis que celui-ci a quelque peu délaissé sa confrontation avec le monde chinois (avec Le Pont des singes en 2010), les sujets de ses livres étonnent: l’intime, le paysage, la seconde vie, le vivre et l’exister, ou encore la dé-coïncidence. Disons qu’ils marquent un infléchissement marquant de sa recherche, devenue plus personnelle, impliquée désormais dans un engagement plus vital. La grande question, plus que jamais, est de nourrir sa vie ou sa pensée, et pour cela, d’ouvrir de nouveaux fronts, par écart d’avec le livre précédent; de pratiquer d’un texte à l’autre une reprise qui ne corrige rien du parcours antérieur mais qui l’approfondit, l’enrichit. Ainsi François Jullien « reprend » mais nous surprend, il va là où l’on ne l’attendait pas. Ainsi, avec ce dernier livre, dans le droit fil de sa méthode, il développe une approche extrêmement personnelle et stimulante de l’apport (« ressource ») du christianisme à la pensée occidentale en s’appuyant principalement sur l’évangile de Jean.
Ressources du christianisme est la reprise d’une conférence donnée par le philosophe à plusieurs reprises en 2016. Ce serait une erreur de voir ici une sorte d’apologie du christianisme, le sous-titre de la page de garde est explicite: « mais sans y entrer par la foi ». Le christianisme est étudié en dehors du dogme afin de montrer que la proposition chrétienne est un scandale, le caillou dans la chaussure du réel et de la logique.
Tout d’abord qu’entend François Jullien par « ressources »? Il faut comprendre que le philosophe s’attache au texte d’origine grec des évangiles, dans le but d’en dégager au moins une cohérence; à défaut d’un sens qui, selon lui, pourrait ouvrir la porte à une affirmation de foi. Il ne se place pas non plus à distance de sécurité avec l’objet de son étude mais dissèque au plus près le texte évangélique. En explorant notamment l’écart des langues (hébreux/grec/latin) et des Évangiles entre eux, ouvrant, creusant un « entre » réflexif extrêmement fécond. Ainsi l’épisode de la Samaritaine à qui Jésus demande de l’eau est tout entier éclairé par la différence de traduction entre les mots « psuche » (ψυχή) et « zôé » (ζωή). François Jullien utilise des concepts qui lui sont propres, pas toujours aisés à comprendre si l’on n’est pas un peu familier de son œuvre. En plus de « ressources », sont mis à contribution les concepts d’ »écart », de « dé-coïncidence », d’ »adhérence », d’ »ex-istence ». François Jullien argumente avec une suffisante clarté pour qu’un lecteur non-philosophe, s’il s’attache à le suivre presque ligne à ligne, puisse suivre une pensée qui creuse jusqu’à la limite le sens des versets cruciaux de Jean, lequel « radicalise le message du Christ » et son « exigence d’universel ». De l’exploitation des ressources disponibles chez l’évangéliste, François Jullien exhume quelques propositions fortes: qu’un événement puisse advenir, qu’il fasse lever de l’inouï et que ce soit la vie même; qu’il faille désadhérer du vital pour accéder à l’originairement vivant; que Dieu Père dé-coïncide en son Fils pour s’activer en Dieu; ou qu’il faille se tenir hors du monde pour rencontrer l’Autre… Un tel résumé laisse impardonnablement échapper le caractère proprement in-ouï (même s’il s’inscrit dans la proximité de Michel Henry) de la philosophie du vivre par laquelle François Jullien revisite le message évangélique. Plus que cela, la lecture de Ressources du christianisme démontre, à chaque page, l’urgente actualité de la parole de Jésus – laquelle « rompt avec tout ce qui a été dit par le passé, brise le sempiternel ressassement de la parole et défie toute inféodation de la pensée. »
On l’aura compris, suivre la pensée existentiellement risquée de François Jullien, parce qu’elle promeut l’expérience de l’écart, de l’entre, du vide ouvert à du passage, comme source et ressource du vivre, c’est la saisir comme contre-poison, et donc comme viatique de l’humain dans l’homme. Face à la submersion montante, insidieuse, imperceptible mais qui nous éloigne toujours plus de la source pure du christianisme, la passionnante reconfiguration radicale de la vérité de François Jullien s’avère incontournable, vitale.

Ressources du christianisme de François Jullien, Éditions de L’Herne. Collection « Cave Canem », 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: saint Jean l’évangéliste par Alonso Cano, musée du Louvre / Éditions de L’Herne.

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Patrick Corneau