Bernard de Fallois créateur des éditions qui portent son nom nous a quitté en ce début d’année. C’était un grand éditeur et un vrai homme de lettres, la conjonction des deux est assez rare pour être soulignée. J’ai encore en tête les lignes inégalables de clarté et de fine intelligence de la préface qu’il écrivit pour le Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust chez Folio en 1965 (après un premier Contre Sainte-Beuve qu’il avait publié en 1954 chez le même Gallimard). Ce fut pour moi un sésame qui m’ouvrit les arcanes du continent proustien. Sa disparition n’a pas infléchi la ligne éditoriale de la maison qui continue de publier des ouvrages de grande culture, c’est-à-dire de haute tenue sans être pédants, donc accessibles à un public éclairé.
Ainsi nous est proposé ce mois-ci un Bertin ou la naissance de l’opinion de Jean-Paul Clément tout à fait remarquable.
Qui ne se souvient avoir vu le fameux portrait de Bertin l’aîné au Louvre? C’est peut-être le tableau le plus connu d’Ingres, en tout cas l’un des portraits les plus emblématiques de l’avènement et du triomphe de la société bourgeoise du XIXème siècle. L’imposante figure vêtue de noir se détache nettement sur un fond d’un total dépouillement. Le modèle est alors âgé de 66 ans et est au faîte de sa fortune; Ingres peint un self-made man qui n’a rien à prouver à personne. Aussi le tableau est-il sans concession aucune: le modèle est décoiffé, les vêtements, en particulier le gilet, semblent trop petits, l’embonpoint n’est en rien dissimulé. Et pourtant, si ce portrait dégage une véritable impression de puissance, il garde aussi une part de mystère. Qui se cache derrière ce regard plein d’assurance et même de défi? C’est l’enquête qu’a mené J.-P. Clément dans cette riche biographie – la première à être consacrée à celui que l’on considère à bon droit pour l’inventeur du « quatrième pouvoir ».
Bertin fut l’un des patrons de presse les plus puissants de son époque. Peu après le coup d’état du 18 brumaire, il acquit le Journal des débats littéraires et politiques, dont il prend la tête et qui allait sous son impulsion devenir non seulement, contre vents et marées, le bastion du conservatisme éclairé, mais aussi l’un des plus radieux foyers de la vie intellectuelle et artistique en France. Apôtre et défenseur de la liberté, Bertin sera tout d’abord victime de l’autoritarisme impérial. Ouvertement royaliste, sa publication lui valut un séjour à l’île d’Elbe et quelques années d’exil avant d’en être dépossédé entre 1811 et 1814. Ce n’est que sous la Restauration qu’il en retrouva le contrôle total, devenu alors l’un des journaux les plus influents de l’époque. Plutôt modéré et avocat d’une monarchie constitutionnelle, le Journal des débats devint le lieu d’expression de la haute bourgeoisie triomphante. Rallié à la monarchie de Juillet après les Trois Glorieuses, il accompagnera la politique de Guizot.
Bertin a traversé le siècle en combattant pour la liberté, avec Chateaubriand, dont il fut l’ami intime tout au long de sa vie, en dépit de leurs divergences politiques après 1830. Cet homme, tout à la fois imposant et bienveillant, sut s’entourer de quelques-uns des meilleurs esprits de son temps pour travailler à ses côtés  – c’est à lui qu’on doit l’invention du mot journaliste – c’est en pensant à sa collaboration aux Débats que Chateaubriand, à la question offensante d’un juge lui demandant sa profession, répondit avec fierté: « Journaliste ». Si certains restèrent près de quarante ans, d’autres apportèrent une collaboration étincelante mais éphémère, tels  Balzac ou Berlioz.
Mais ce n’est pas tout.
Bertin l’Aîné fut aussi un mécène, un grand amateur des arts  – c’est lui qui commanda à Girodet les funérailles d’Atala, inspirées du roman de Chateaubriand. Il comptait parmi ses amis les plus grands noms de l’époque romantique. Hugo, Lamartine, Ingres fréquen­taient son salon où l’on croisait aussi des politiciens en vue, des journalistes, des gens de théâtre. Sa fille, Louise fut une musicienne et compositrice de talent. Une telle diversité porte la marque d’une personnalité exceptionnelle que Jean-Paul Clément nous invite à découvrir.
Ce livre n’est donc pas seulement une contribution à l’histoire de la presse. C’est un tableau coloré de toute une société représentée ici à travers ses personnalités les plus prestigieuses. Il nous invite à relire aujourd’hui le Journal des débats littéraires et politiques pour y retrouver intacts, traités avec intelligence, les évènements de près de cent cinquante ans de notre histoire et parcourir un vaste paysage qui couvre les arts, le théâtre, la littérature, la politique, le domaine international…
Cet ouvrage dédié « aux journalistes qui, de par le monde, souvent au péril de leur vie, combattent pour la liberté d’opinion » est aussi une invitation à reconsidérer le rôle précieux et éminent de la presse à un moment où elle est si décriée tant dans le milieu politique que dans l’opinion.

Bertin ou la naissance de l’opinion de Jean-Paul Clément, Éditions de Fallois, à paraître le 25 avril 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Portrait de monsieur Bertin par Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1832 / Éditions de Fallois.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau