Patrick Corneau

Patrick aime assezLorsque j’ai lu la quatrième de couverture de ce roman d’Emma Marsantes j’ai eu un mouvement de recul : non, encore une de ces romanceries sur un lointain traumatisme supposé avoir détruit l’auteure qui, après souffrance et résilience, fut sauvée par Dame littérature. Mon viol, mon divorce, mon cancer, mon… litanie des plaintes, doléances conduisant à des demandes de recouvrances psychologiques (ou matérielles) plus ou moins assorties de rancœur, ressentiment, rage… Eh bien non ! Si dans La mère éphémère la thématique est de cette sorte, le traitement littéraire sort assurément des sentiers battus (et rebattus) de la rentrée ! Si impeccablement porté et nourri par le cœur brûlant de la souffrance que l’on est proprement sidéré, emporté par la puissance d’un style authentiquement poétique. Une écriture abrupte, cassée, questionnante qui fait exploser les mille fragments secrets d’une bombe familiale, épousant au plus près les résonances internes, entre cris et chuchotements, entre rêves et cauchemars, entre haut-le-cœur et stupeur que ces déflagrations entraînent. Tout cela osé, courageux*, sans complaisance mais non sans (inévitablement) les maladresses, les excès d’un parti pris si risqué…

Peu de renseignements sur l’auteure qui forcément ne fait pas beaucoup de bruit parmi les 470 ouvrages de l’automne puisque c’est son premier roman. Celle-ci a pris comme nom de plume, un pseudonyme choisi (sous l’égide de Marguerite Duras et Françoise Sagan) chez Proust. Elle s’en est expliqué récemment dans une interview** : « J’ai trouvé que c’était plus simple d’avoir une espèce de double personnalité, en sachant qu’on n’écrit pas forcément avec qui on est dans la vie réelle. Cela correspond à une certaine réalité de qui écrit quand j’écris. » Débat récurrent narrateur – auteur – personne : Emma Marsantes ce n’est pas la personne civile interviewée, pas plus que la narratrice, ce sont d’autres parties d’elle-même. 

« Il y a des familles où l’on transmet le plaisir d’apprendre. D’autres où c’est le pouvoir, la puissance et l’orgueil. Des familles d’argent, des familles de musées, des familles d’églises. Des familles, des croyances, des certitudes et des cultures. Et puis il y a des familles où l’on apprend à mourir. C’est aussi fort qu’autre chose, le désir de mourir, et cela se transmet très bien. »
La mère de Mia avait tout pour être heureuse, son couple avait coché toutes les cases du programme d’insertion sociale de la classe privilégiée qui est la sienne. Elle s’est pourtant suicidée. Comme elle, dans une famille riche du respectable Neuilly, Mia aurait dû connaître une enfance et une adolescence protégées. Il n’en fut rien. Mia est une survivante et c’est l’histoire d’une petite fille élevée dans de la folie qui nous est racontée. Une enfance confuse et « confusée » par une ambiance familiale toxique (aujourd’hui on dirait plutôt « dysfonctionnelle ») où on ne lui a pas permis de devenir une enfant avec un « je » à part entière, une famille où l’on a pas conscience que l’enfant existe en tant que personne. S’il y a des dénis de grossesse, il y a aussi des dénis de naissance : Elsa, la mère, n’a jamais compris que Mia était née. Mentalement fragile, mystique, rêveuse, mélancolique, cette mère a progressivement perdu tout contact avec le réel ; comme le père, homme d’affaires très occupé, enfermé lui aussi dans une sorte de déréalisation narcissique. Élevée par des bonnes, des baby-sitters, des jeunes filles au pair, entre deux adultes « référents » mais pas parents, Mia est cette enfant à qui on ne donne nullement la possibilité de s’épanouir. Discréditée aussi bien dans ce qu’elle ressent que par rapport à ce qu’elle dit, toujours en porte-à-faux entre ce qu’elle perçoit chez sa mère dépressive et ce qu’on lui en dit – le réel n’est jamais nommé et quand elle essaye de le nommer, « cela dérange l’élégance martiale des choses », alors on l’envoie dans sa chambre. « Chez nous, il ne se dit rien. Tout est lisse. Mur d’os. » Dans une dramaturgie d’une telle noirceur, faite d’emprise et de manipulation (senti)mentale, le pire, l’inimaginable est possible : tous les monstres remontent à la surface des apparences trompeuses. Il faudra des années à Mia pour comprendre que l’inceste imposé par son frère (avec le blanc-seing de sa mère) était un crime.

« Dans le seul fait que je ne puisse pas me souvenir tient la véracité de mon récit. Cela a existé parce que je ne m’en souviens plus ». Les mémoires traumatiques sont des mémoires oubliées, occultées. Il faut parfois une vie entière pour reconnaître sa cécité, trouver les mots pour en sortir et les faire cheminer jusqu’à l’encrier. La simple confession ne suffit pas ; il faut suivre la voie de la transformation (par la psychanalyse, par l’art), engager une metanoïa pour que le papier soit capable d’absorber autant de silences que de souffrances. L’écriture sert ainsi de buvard à tous les cris étouffés, à toutes les larmes rentrées…
Pour dire l’indicible, Emma Marsantes s’invente une langue, fiévreuse, haletante, d’une grande intensité émotionnelle, elle crée ses propres mots (« je suis immondée »), construit ses phrases avec une précision diabolique (parfois avec une sophistication un peu outrée, il faut le dire), accumulant et faisant s’entrechoquer les vocables pour faire entendre au lecteur comment, dans la suffocation et l’effroi, mais aussi parfois dans un rire libérateur, peut naître enfin la vérité. Il y a des scènes mémorables, de véritables morceaux de bravoure qui témoignent des hautes capacités littéraires d’Emma Marsantes : le dimanche de chasse sanguinaire, la folle et suicidaire traversée vers la Corse dans un voilier ballotté par la tempête, les promenades surréalistes de Mia (19 ans) et sa mère à travers les rues du XVIe arrondissement avec un landau contenant un gros poupon en celluloïd… Et puis, et surtout, le face à face avec le viol dont on voit que si les mots vont bien au-delà du simple dire, s’il faut une force incroyable pour ne pas vaciller devant l’innommable, ils n’en allégeront jamais le poids de douleur. Il y a page 75 une affirmation surprenante qui, pour moi, est un peu la clé d’Une mère éphémère : « C’est le vide et non la substance qui aliène. Et comme je n’ai rien partagé avec les miens, je ne pourrai plus jamais m’en disjoindre. Bouche cousue. Territoires, mes cages. Pas d’échappatoire. Pourtant je n’oublie pas… »

« La vie aux trousses. Disfractionnée. Défracturée » écrit Emma Marsantes à la fin des trente stations-chapitres de ce chemin de déréliction – oui, mais quelque part, rédimée, métamorphosée, apaisée, peut-être sauvée (?) grâce à l’art, à la littérature qui nous offre avec ce stupéfiant et flamboyant récit la naissance d’un être à soi-même et, sans conteste, celle d’un écrivain à sa vocation.

* C’est tout à honneur de Verdier, une maison d’édition dite minoritaire (comparée aux rouleaux compresseurs Galligrasseuil) de défendre la littérature qui « met les tripes sur la table » comme disait Céline…
** Émission « L’Heure Bleue » de Laure Adler sur France Inter le 29 août 2022.

Une mère éphémère d’Emma Marsantes, Premier roman, éditions Verdier. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie « Escape Room » / Éditions Verdier.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. alfreddalban says:

    Lolita Pille dans son premier roman « Hell » avait bien décrit ce genre de milieu ou approchant, où quand on a tout, qu’on est tout en haut de la pyramide, que tout le monde vous envie, on a plus rien d’autre à désirer que s’auto-détruire pour fuir sa propre imposture et avant tout son vide. En quelque sorte une possibilité de régénérescence offerte à la génération suivante qui aura à se reconstruire comme Emma Marsantes dont le sacrifice de sa mère lui permettra peut-être de réinventer sa vie, processus qu’elle semble avoir entamé avec son livre premier. Il est arrivé à peu près la même chose, avec des variantes aussi peu enviables, à Constance Debré devenue écrivaine, issue d’une lignée aristocratique en perdition totale avec ses deux parents toxiques auto destructeurs. Cependant son écriture lui sert de compensation pour justifier et habiller une forme de continuité dans une auto destruction complaisante. Espérons qu’à son tour, Emma Marsantes ne se fasse pas rattraper par ses démons, avec une prose trop chèrement payée, quitte à priver certains lecteurs avides de lignes saignantes comme d’autres le sont d’images (je ne fais pas allusion à Saint Patrick !).

  2. Patrick Corneau says:

    Merci pour votre commentaire avec lequel je suis en complet accord. Concernant Emma Marsantes, j’ai quelques craintes pour l’avenir, quand on émerge à un tel niveau, le maintenir est forcément problématique.

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