Patrick Corneau

 

Patrick aime beaucoup !Jean-Christophe Bailly a publié plus de quarante livres. Sans doute est-ce lui qui, en France, par sa liberté d’allure, son inlassable et éclectique curiosité (bien qu’il n’aime pas être considéré comme un touche-à-tout) a le plus renouvelé la littérature d’essai. Par sa consistance, sa justesse critique, et surtout la délicatesse intense et obstinée de son approche, il a contribué à modifier notre regard sur des questions devenues, grâce à lui, non seulement plus présentes, mais aussi plus urgentes : le paysage, le voyage (la Grèce), l’animal, la ville (Marseille), les images, la photographie, les formes. 
Poète, essayiste, dramaturge, éditeur, ancien professeur de l’École nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois, Jean-Christophe Bailly est parisien de naissance et de cœur. C’est cet attachement, cette tendresse même qui, déçues, pour ne pas dire bafouées ont justifié l’écriture de Paris quand même que font paraître les éditions La fabrique. Le titre donne bien l’idée d’une colère assumée qui, exprimée, argumentée avec vigueur est somme toute dépassée car Jean-Christophe Bailly n’est pas homme à se complaire dans les passions tristes. 

On sait que Walter Benjamin occupe une place à part dans sa formation intellectuelle et philosophique, en particulier sa conception messianique de l’histoire ou de la « forme d’une ville » (Baudelaire). Dans Le Livre des passages, le grand œuvre inachevable de Benjamin, Paris est la porte d’entrée d’un Zeitgeist total, le lieu d’une immense méditation entre l’autrefois et le maintenant. Ce grand classique constitue, en quelque sorte, l’ombre portée, plus mélancolique ou « baroque » que nostalgique, sous laquelle se place le regard de l’essayiste. 
Qu’est devenue, que devient l’ex « capitale du XIXe siècle » que Benjamin sut reconnaître dans Paris ? N’est-elle plus qu’une ville-musée, doublée d’une ville de pouvoir d’où le peuple est exclu et où les traces de ce qu’elle fut disparaissent ou sont marchandées ? Il y a de ça, hélas, et malgré de nombreuses résistances très inégalement réparties entre les quartiers, la cote d’alerte est souvent dépassée : dans des zones entières, la ville ne se reconnaît plus. L’esprit de Paris est-il encore là ?

À l’âge des destructions systématiques (Haussmann, Pompidou) a succédé une autre forme d’intervention, plus subtile mais tout aussi efficace : celle qui consiste à modifier la texture et les contenus de pans entiers de l’être urbain. Arpentant la capitale à la manière du flâneur baudelairien ou des surréalistes, Jean-Christophe Bailly prélève quelques atteintes dont le cœur de la ville a été victime. Ainsi du plus ancien des passages : la galerie Véro-Dodat, lieu autrefois bondé, populaire et populeux qui se survit en un factice triste et froid tunnel de boutiques de luxe. Aux yeux de Jean-Christophe Bailly, ce qui manque « c’est l’énergie l’improvisation, le bricolage, c’est l’activité, le hasard, la possibilité de croiser des gens rêveurs ou pressés, en tout cas d’autres gens que des clients potentiels ou ciblés munis de portables dernier cri. » Comme il l’explique : « On est en plein cœur de Paris, où désormais les atteintes portées à l’esprit de la ville prennent rarement la forme d’une agression caractérisée, tout se passant comme si le temps de la destruction pure et simple était révolu et qu’à sa place s’étaient peu à peu imposées des techniques d’effacement et de neutralisation qui, tout en respectant les formes, les séparent de la vérité qui les fonda. »

D’autres exemples édifiants. Au centre presque exact de Paris se trouvait un magasin, La Samaritaine, dont le slogan était qu’on pouvait tout y trouver. Or aujourd’hui ce magasin n’a pas été détruit mais est transformé en un énorme cartel de marques de luxe doublé d’un hôtel où les chambres les moins chères sont à 1150 euros la nuit. Le vide a été fait. Ce n’est là que l’exemple le plus criant d’une liquidation scandaleuse au terme de laquelle ne resteraient plus de Paris que des souvenirs littéraires. Enfonçant davantage le clou de son indignation, Jean-Christophe Bailly passe en revue d’autres formes de réification du patrimoine architectural (la Canopée des Halles, la Bourse de commerce), quelques contestables « grands projets » présidentiels (l’Opéra Bastille, la BNF site de Tolbiac), déplorant au passage l’innocence perdue de certaines places parisiennes « restructurées » c’est-à-dire sacrifiées à la circulation automobile, etc. Jean-Christophe Bailly conclut : « Ce qui est bloqué, avec les destructions comme avec les rénovations abusives, c’est justement cette possibilité d’action : fossilisé, lissé, délimité, le passé n’agit plus selon l’inconstance de son bon vouloir mais devient prisonnier d’une patrimonialisation gélifiante. » Même constat à propos de cette institution qu’est le bistrot et son fameux comptoir (en zinc) qui a vu sa fonction sociale d’échange et de brassage des flux urbains composites disparaître au profit des terrasses promues et généralisées à la suite des mesures liées à la pandémie et surtout à la généralisation de la restauration (les plats cuisinés dits « maison » chassant le simple sandwich désormais réfugié dans les boulangeries). Avec cette disparition « sournoise » du café et son pouvoir de « socialisation élastique » c’est toute « une imagerie qui s’en va, peuplée de noms de marques d’apéritifs oubliés, d’épais cendriers qui portaient ces mêmes noms et qu’on ne trouve plus que dans les brocantes. » 

Le désamour de l’auteur doublé de nostalgie (qui n’est pas « une forme de regret buté ») est tel qu’il suscite un passage en revue des quartiers « où l’on ne va jamais » ou « que l’on évite systématiquement » (les Champs-Élysées devenus « ce duty free shop en plein air où défilent ébahis les abonnés de ce que le tourisme de masse a de plus consternant »), enfin « ceux où l’on cesse peu à peu d’aller » (Saint-Germain des Prés dont le naufrage est savoureusement analysé). Pourtant se maintiennent quelques aires inchangées, des poches d’inconnu, des lieux restés fidèles à eux-mêmes « sans aucun volontarisme patrimonial : juste comme ça, juste avec cet air de s’être maintenu sans en tirer fierté ou arrogance, pas même envers et contre tout, mais en accompagnant le fil du temps » : le Jardin des plantes, certains arrondissements comme les XVe et XVIIe arrondissements, fournisseurs de ces poches d’oubli « qui semblent être aussi le territoire de prédilection de cette forme d’embrayement de la fiction dont Patrick Modiano a si souvent suivi les appels ».

Car la force de cette ville a toujours été de savoir conserver en son sein, fut-ce de façon secrète, non seulement les traces de ce qu’elle a traversé, mais aussi les signes de ce qu’elle a suscité comme espérance. Il y a donc une lutte entre une ville bonne fille, prête à réciter la leçon que les « décideurs » lui imposent pour évoluer vers une smart city (à quoi il faut ajouter la rhétorique péniblement franchouillarde du Comité d’organisation des Jeux Olympiques 2024), et une ville rebelle consciente de ce qu’elle a porté dans l’histoire (dont trois révolutions en un siècle !), qui continue de se vivre comme le champ d’une expérimentation quotidienne et sait se réinventer à partir du palimpseste de ses traces. 

Conçu à l’instar des livres d’Éric Hazan, Paris quand même se propose de donner à travers trente-sept courts chapitres un état des lieux parisiens qui sont autant de promenades où, d’un quartier à un autre, d’un désastre à un miracle, l’on passe de l’effarement à la joie, de la colère à l’émerveillement et du ton du pamphlet à la logique filée de glissades encore possibles avec leurs étonnants retour de mémoire – mais menacées.

En guise d’extrait, j’aimerais donner à lire ce beau passage sur la tonalité gris-bleu de Paris qu’ici et là*, au long de mes flâneries, j’essaie de documenter photographiquement avec ses ciels et ce que ses murs laissent échapper du génie du lieu.
* Notamment depuis l’exceptionnel belvédère qu’est la coursive du niveau 6 du Centre Pompidou.

Paris quand même de Jean-Christophe Bailly, La fabrique éditions, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie de Jean-Christophe Bailly ©Gilberte Tsaï – (dans le billet) photographie ©️Lelorgnonmélancolique / La fabrique éditions.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau