Les éditions de L’Herne viennent de rééditer Femmes de l’écrivain roumain Mihail Sebastian (1907-1945) publié primitivement en 2007 sous la traduction d’Alain Paruit (et suivi du récit Fragments d’un carnet trouvé qui n’est pas repris ici). Comme le titre le laisse aisément deviner, il est question de femmes. Renée, Marthe, Odette, Émilie, Maria…Toute une galerie de de femmes gracieuses qui ont croisé la route – toujours sous la forme d’allers-simples – du jeune Stefan Valeriu. Seule Arabella, une intrigante artiste de cirque, réussit à le retenir… Mais pour combien de temps ? Toutes les femmes qui traversent ce roman ne sont que des « passantes » dans la vie et le cœur de ce jeune dandy froid, insaisissable qu’est Stefan. En bon manipulateur qu’il est, celui-ci sait se montrer attentif aux signes, attitudes, cerner les moindres faiblesses féminines pour pouvoir mieux en jouer. L’air de rien, soufflant le chaud et le froid jusqu’à ce que les belles cèdent ou que du moins, le trouble s’immisce en elles. Mais que reste-t-il passé ces histoires éphémères si ce n’est la fugacité d’un moment partagé ? Au fil de ces portraits féminins élégamment et parfois cruellement épinglés se dessine en creux celui d’un homme (dont on devine qu’il est le double de l’auteur) incapable d’instaurer un rapport amoureux autre que distant, désengagé qui peut dérouter (si ce n’est choquer) les esprits fleurs bleues, les amateurs de romances sucrées… Mais cette extériorité – qui est loin d’être de l’indifférence – n’est-elle pas, comme l’a montré Proust, la condition sine qua non pour être « sur le motif » et transmuter le réel en littérature ?
Ayant consacré en 2008 un billet à ce texte de Mihail Sebastian et plus particulièrement aux Fragments d’un carnet trouvé, je me permets d’y renvoyer le lecteur pour un portrait plus complet de cet auteur attachant.
Avec Le Château qui flottait, poème héroï-comique aux éditions Lurlure, Laurent Albarracin prend le lecteur à rebrousse-poil avec un texte à la fantaisie débridée bien qu’assumant de forte contraintes formelles puisqu’il se présente comme une suite en alexandrins. Offre déconcertante dans le champ de la poésie contemporaine, décalée, voire anachronique, elle est à la fois l’envers de la veine habituelle du poète (Res Rerum, Manuel de Réisophie pratique chez Arfuyen) et l’une de ses expressions emblématiques : faire entrer paradoxalement un chaos stimulant ou plutôt un désordre créatif entre les bornes de la régularité métrique et du retour de la rime. Petit pas de côté mais tour de force poétique. Projet (et prouesse) qui permet d’ouvrir le texte à tous les vents de l’inspiration. L’anecdotique, le prosaïque affleurent mais tenus dans une narration suivie où la liberté excentrique sait où elle va. La langue de Laurent Albarracin habituellement dans un registre de haute tenue, se débarrasse de toute raideur pour s’assouplir, se couler dans les chatoiements, les bigarrures d’un bas-langage où le corps, le sexe font une entrée fracassante en mots et images. Surtout l’humour et l’ironie – que les bons lecteurs avaient entraperçu jusque-là – se débondent sous l’enseigne d’un burlesque délibérément affiché. Comme le souligne Emmanuel Boussugue dans la préface : « Le burlesque est une forme de comique outré qui met à mal l’étanchéité de ces niveaux, qui s’amuse d’abord à tout mettre cul par-dessus tête et laisse aussi la porte grande ouverte à l’invasion de la langue du tout dernier niveau. Ainsi, dans Le Château, le fil narratif épique n’implique aucune régulation stylistique ; aucune emphase martiale ou pathétique d’aucune sorte. Tout a droit de cité ici, pêle-mêle : le familier, le grossier, l’anglais, le technique, le purement phonétique, et tout se bouscule en effet au portillon. » Dialoguant avec la tradition ainsi qu’avec quelques compères en poésie (dont il est pour certains, l’éditeur), c’est la grande conversation poétique qu’il mène depuis des années que Laurent Albarracin met en scène ici comme poète, comme critique et comme éditeur. Tout ce qui le nourrit et le tiraille est là, dans un grand opéra fantasque qu’il orchestre en maître de la métamorphose et où il a l’élégance suprême – tel le chat du Cheshire – de disparaître, laissant derrière lui pour notre déconcertante édification l’énigme d’un sourire chargé d’énergies antagonistes nécessaire dans sa gratuité même.
Last but not least, Épicure (340-270 avant J.-C.) dont les éditions Arfuyen nous donnent des fragments inédits en éditions bilingue grec et latin. Comme le souligne Gérard Pfister qui est l’ordonnateur (traduction et présentation) de ce trente-cinquième volume, « la pensée d’Épicure n’a cessé de réapparaître dans l’histoire comme appel à une harmonie du corps et de la nature et comme antidote aux tyrannies religieuses ou pseudo-religieuses ». En effet, un bref regard rétrospectif montre que l’influence des thématiques et, parfois, des thèses épicuriennes demeure vivace chez les modernes, les antimodernes et les postmodernes. Que ce soit par rejet de la religion, par anticléricalisme, par hédonisme tempéré ou ascétique – encore que la morale des « petits bonheurs » épicuriens ait des relents « petits-bourgeois » qui n’ont pas échappé aux critiques du philistinisme de notre temps -, ou pour ce qu’a de sympathique l’idée de former, sur le modèle du Jardin, des petites sociétés entre amis, Épicure demeure une des références essentielles, quoique plus ou moins revendiquées, de nombre de philosophes ou d’écrivains. « Épicure, écrivait déjà Nietzsche, a vécu à toutes les époques, et il vit encore inconnu de ceux qui se nommaient et se nomment épicuriens, et sans réputation auprès des philosophes » (dans Le voyageur et son ombre).
L’intérêt du présent Ainsi parlait est d’être très différent des autres florilèges habituellement proposés puisqu’il ne comporte que des textes jusqu’à présent entièrement inédits en volume : 242 fragments extraits des Epicurea d’Hermann Usener qui viennent s’ajouter aux 108 fragments du corpus habituel (compte tenu des recoupements entre Maximes et Sentences). Soit une augmentation significative.
Épicure a publié 300 volumes – plus qu’aucun auteur de l’Antiquité. Dès le 1er siècle de notre ère, beaucoup de ces grands textes avaient disparu, plusieurs ont été sauvés in extremis, déchiffrés dans les rouleaux carbonisés, patiemment dépliés, d’une bibliothèque d’Herculanum. Parce qu’il a sans cesse été menacé de s’éteindre, la fragilité de ce corpus n’est pas sans nous rappeler que le bonheur tient à peu de choses : il se cueille au jour le jour…
Alors que faute d’inscrits les départements de philosophie disparaissent de nos temples du savoir au profit des départements dits « d’humanités digitales » (au Canada paraît-il), plus que jamais cette pensée nous est nécessaire pour affronter la « déshumanité » qui gagne. Le lisant, on peut se demander si la grande désinvolture épicurienne, non sans hardiesses, n’est pas l’héritage de la pensée et des principes « chaotiques » (au meilleur sens du terme) que l’époque présocratique conservait des sociétés du Mythe et qu’est venu ruiner de fond en comble la pensée qu’instaurent Socrate et son disciple Platon ; l’homme devient alors le référent unique, le légitime possesseur des entités non-humaines (la Nature) qu’il peut désormais maîtriser, asservir…
Femmes de Mihail Sebastian, Traduit du roumain par Alain Paruit, Éditions de L’Herne, 2022.
Le Château qui flottait, poème héroï-comique de Laurent Albarracin, Éditions Lurlure, 2022.
Ainsi parlait Épicure, fragments inédits traduits du grec et du latin par Gérard Pfister, édition bilingue, Éditions Arfuyen, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions de L’Herne – Éditions Lurlure – Éditions Arfuyen.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.