Cinq semaines en compagnie de Lambert Schlechter avec la totalité des 9 volumes composant « Le murmure du monde » – cycle entamé en 2006 et qui comprend :
Le murmure du monde, fragments (2006)
La trame des jours (2010)
Le Fracas des nuages (2013)
Inévitables bifurcations (2016)
Le Ressac du temps (2016)
Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (2017)
Une mite sous la semelle du Titien, proseries (2018)
Les Parasols de Jaurès, proseries (2018)
Je n’irai plus jamais à Feodossia (2019)
Cette vaste fresque de l’attention au monde tous azimuts est imposante non seulement par le nombre de pages mais par l’ambition impossible mais généreuse qui la porte. Ce qu’il y a de magnifique chez Lambert Schlechter est ce désir d’exhaustivité, cette pulsion totalisante à l’œuvre au long des jours : colliger, en ses contradictions, en ses imperfections, en ses horreurs, en ses beautés, en sa pure merveille cosmique, le monde tel qu’il est, tel qu’il va.
Lambert Schlechter, écrivant au centre de tout cela, ne se mesure-t-il pas à Dieu ? N’en est-il pas obsédé ? On lui dit : « T’as un grain, tu parles tout le temps de Dieu » – « Dieu est mon dada. » répond-il. Prose jaculatoire, c’est-à-dire jaillissante et fervente, propulsée par la contrainte dynamique qu’est le strict espace de la page de carnet ou par la règle d’une phrase unique, large coulée verbale où les mots-outils et les connecteurs se relancent. On en est étourdi, joyeusement enivré, surtout inspiré et amicalement exhaussé au-dessus de notre propre médiocrité tant il semble que Lambert Schlechter a tout lu, relu et encyclopédiquement engrangé, gourmandement assimilé toutes, absolument TOUTES les littératures*. Il y avait longtemps que je ne m’étais senti heureusement alourdi par tout ce qu’un frère en mélancolie a vu, pensé, senti en faisant des gammes de lucidité préventive…
Philippe Herbet, est un photographe belge. Il s’est fait connaître par de nombreuses expositions et la publication de quelques volumes semi-littéraires comme Made in Belarus (Le Caillou bleu, 2010), Lettres du Caucase (Yellow Now, 2013), Les Filles de Tourgueniev (Bessard Editions, 2016) et Dadas (Editions du Caïd, 2021).
Avec Fils de prolétaire chez Arléa, il nous offre comme écrivain un premier livre de littérature à part entière. Et disons-le d’emblée, c’est un livre-choc, je l’ai lu comme on reçoit un uppercut !
Ayant grandi en Belgique dans une famille modeste où le bonheur tient moins de place que le monde obstiné des choses et des souvenirs, Philippe Herbet nous le restitue dans une suite de vignettes à la fois tendres et cruelles : un manteau trop grand qui servira des années, les soirées passées devant « Des Chiffres et des Lettres », un oncle aux airs d’Elvis et le coquillage du grand-père dans lequel on entend la mer. En photographe qu’il est, Philippe Herbet a su trouver dans ces évocations nimbées de mélancolie l’équilibre exact entre l’exactitude photographique de la scène ou de la situation (la société de consommation, les vedettes de l’époque, le conformisme ambiant, tout cela criant de vérité) et ce qui en elles « point », touche, émeut et parfois bouleverse – l’équivalent littéraire du fameux « punctum » selon Barthes : ce détail qui dérange ou attire le regard, objet partiel qui lance le désir au-delà de ce que l’image donne à voir et peut produire un choc empathique. Ce petit livre est aussi l’histoire d’un écart aussi nécessaire que vital, celui qu’impose l’éloignement des origines familiales pour se construire et s’en rendre digne : « Nous passons une grande partie de notre existence, écrit Philippe Herbet, à nous différencier, à nous écarter de l’orbite familiale. Une longue ellipse se trace avant que nous revenions au point de départ. Point où il nous est donné de les rencontrer enfin, nos parents. » Même si la rencontre « est une histoire qui nous appartient », le récit que fait Philippe Herbet par la grâce du dire littéraire devient universel et chacun d’entre nous s’y retrouvera peu ou prou.
Manuel de Réisophie pratique de Laurent Albarracin** chez Arfuyen n’est pas un livre de philosophie. C’est un livre étrange, déconcertant où il y a du décrochage. Attention, du bon décrochage ! Pas seulement parce « physiquement » le passage d’un fragment l’autre, d’une page à la suivante y oblige, mais parce que la canonnade du sens, l’éclair de la formule inattendue vous y contraint ; on lève la tête, on marque le pas en raison de ce qu’on pourrait appeler la ahité poétique, ce qui fait « ah ! » en nous à la lecture des incroyables fusées de Laurent Albarracin. Ce livre est merveille et comme toute merveille, le/la décrire serait une impardonnable faute de goût, un rabaissement insupportable, un très dommageable préjudice pour l’intéressé et son œuvre… À mes risques et périls, je risque tout de même quelques mots maladroits… J’avais lu Le Grand Chosier (Éditions le Corridor bleu) et été véritablement désarçonné (car nous chevauchons les facilités de l’usage commun) par la méthode propre à l’auteur, soit une exploration du réel usant des deux figures majeures que sont la métaphore et la tautologie, utilisées à des fins de connaissance, sans que la dimension finement humoristique ne soit tout à fait absente. Soudain se levait une vision des choses, à la fois cocasse et spéculative, une représentation du monde absolument inouïe qui allait bien au-delà d’une démarche pongienne comme l’ont avancé de trop rapides commentaires. S’il faut à tout prix avancer des « référents » – mais est-ce bien nécessaire à ce niveau ? Je citerai plutôt les noms de Roger Munier, ou d’Antonio Porchia, de Roberto Juarroz, peut-être même de Macedonio Fernández, le maître de Jorge Luis Borges. Mais il m’est arrivé de penser aux petits satoris que la cocasserie vialattienne sait faire éclater dans les coins de ses chroniques. Ou, tombant sur ces contradictions assertives qu’Albarracin formule pour atteindre le cœur des choses, me retrouver dans les paradoxes un brin kabbalistiques de Clarice Lispector…
Je pense que nous avons là bien plus qu’un opus de poésie : un livre de sapience (« Ce qui te dépasse a, pour ce faire, besoin de toi. » p. 186). Je le reçois comme tel et vais le mettre à côté de Poteaux d’angle de Henri Michaux : deux vade-mecum à consulter comme d’autres ouvrent Zhuangzi.
On est loin de la poésie poétifiante (j’allais écrire poétichiante) si répandue. Et si horripilante, soit parce qu’elle ne voit pas plus loin que le bout de son narcissisme, nous prenant en otage dans l’ennui de ses effusions lyrico-névrotiques, soit qu’elle se perde dans des verbiages autour d’une éthérée « présence » crypto-mallarméenne… Il y a soudain avec Albarracin une fraîcheur, une délicieuse stupeur à lire, entendre tout autre chose, fait d’une extraordinaire probité d’écriture, d’un très libérateur scrupule à ne pas faire de la poésie comme on verse du sucre sur du sucre aurait dit Gombrowicz.
Au fond, il semble que Laurent Albarracin ait pris en compte une chose qu’avait déjà dite William Wordsworth dans un poème intitulé « The Tables Turned » (1798) :
La nature nous transmet de précieux renseignements
Mais l’intellect, touche-à-tout morose,
Déforme la beauté naturelle des choses
Et les assassine en les disséquant.
Une chose tellement évidente que personne ne la comprends, une leçon que personne ne veut entendre. Alors on dissèque, on déforme, et l’on assassine, on assassine… Car l’intellect, jacassant, pérorant, palabrant, pontifiant veut avoir le dernier mot. Et il l’aura.
La poésie de Laurent Albarracin est décréative, elle procède par élagage, ablation, suppression : débarrasser la chose de toute scorie, l’épousseter des « crayeuses conjectures ». La démarche du réisophe est à la fois apophatique (approcher de la connaissance de la chose en partant de ce qu’elle n’est pas) et apoïétique : se refuser d’atteindre la chose par l’empilement des attributs de son être, ou même par la pureté de son absolu « ce qui serait gravement la rater »… Disons par l’étonnement, le dé-paysement que suscite la chose en son apparition (la signature plutôt que la causalité), le moment épiphanique où son ipséité s’affirme en quelque sorte.
La réisophie est une pratique, elle se veut un mode de vie, un effort concret de transformation de soi (metanoïa) moins par la méditation que par la perception, un exercice moins spirituel que corporel d’attention-abandon au monde et de défiance à l’égard du langage vecteur d’anthropomorphisme (tout en assumant l’arbitraire du signe et ses possibilités ludiques).
Sans doute la chose ne pense pas.
C’est l’homme qui pense.
Mais peut-être que la chose
En ne pensant pas
Se retire en soi
Plus que ne fait l’homme qui pense
Et qu’alors elle fait secrètement
La même chose que penser. (p. 196)
J’ai le sentiment qu’avec ces mots insuffisants je suis tombé sur l’écueil signalé par Wordsworth, mais pour ma défense, cette maladresse est l’expression du tremblement reçu et c’est cela seul qui compte – j’aimerais que mes lecteurs puissent éprouver par eux-mêmes l’ampleur de cette révolution copernicienne d’un poète interrogeant l’évidence du secret, le secret même du secret.
Les choses sont les choses
Parce qu’elles sont hors d’elles
Et à l’intérieur d’elles-mêmes.
Elles sont à l’exact point de rencontre
De ne plus être elles
Et de l’être au secret. (p. 176)
* Ainsi de Wendelin et les autres (Éditions L’herbe qui tremble, 2022) seize brèves nouvelles qui sont autant de portraits de personnages solitaires, marginaux ou vieillissants, saisis le plus souvent dans un moment creux de leur existence, propice à la songerie et au retour sur soi. Chaque nouvelle, de trois ou quatre pages, est constituée d’une seule phrase, comme pour mieux épouser le flux de conscience de ces personnages pris dans des cultures, mentalités, traditions appartenant à des pays différents. Une vadrouille dans les siècles et les continents pour peindre en filigrane la personnalité composite de l’auteur et sa riche vie imaginative.
** Signalons que parallèlement à l’écriture Laurent Albarracin a créé sa propre maison d’édition Le Cadran ligné où il constitue un catalogue original et cohérent (Boris Wolowiec, François Jacqmin, Alexandre Prieux, Joël Cornuault…).
Fils de prolétaire de Philippe Herbet, Éditions Arléa, 2022.
Manuel de Réisophie pratique de Laurent Albarracin, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, avec une image de couverture de Cécile A. Holdban, Éditions Arfuyen. LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique – photographie de Lambert Schlechter ©Éditions Guy Binsfeld / Éditions Arléa – Éditions Arfuyen.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
A la lecture de son récit, Philippe Herbet enfant semble davantage à l’extérieur de lui-même qu’étranger à sa famille comme il le craignait; sur la fin il se sent ressembler à son père bien qu’il aie peut-être assuré sans le savoir l’émancipation par procuration de sa mère insatisfaite un brin toxique, hostile à l’éloignement de son fils, en apparence ou par jalousie, hypothèse et ou projection parmi d’autres. Philou ne calcule tellement pas sa mère que le « Prolétaire » du titre est au singulier s’adressant visiblement à son père.
Pour ma part, je me suis arrêté un peu avant Moscou, à Paris exactement pour ceux qui connaissent, avant que ça ne devienne une décharge à ciel ouvert.
Vous qui écrivez sur autrui avec grand talent, ce genre d’écrit intimiste des origines serait l’occasion de fournir à vos lecteurs leur « uppercut » ! En attendant, merci de nous avoir indiquer celui là qui laisse son empreinte une fois refermé.
Merci pour votre lecture très sensible (et juste) du roman de Philippe Herbet qui, effectivement, laisse son empreinte, une fois refermé. ?