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La Coopérative toujours active

Patrick Corneau

Il y a quelques mois – fin de l’année passée – Jean-Yves Masson me confiait son inquiétude d’éditeur à pouvoir se faire entendre début 2022 au milieu du tohu-bohu électoral. Certes, ces derniers mois furent agités, le pays se fracture, la confiance vacille et l’Europe elle-même se sent fragilisée avec une guerre à sa porte. La « vieille Europe » a néanmoins quelques atouts solides : elle peut compter sur ses richesses culturelles (qui n’ont guère préoccupé les présidentiables), non pas pour fuir le présent mais pour s’y adosser, s’y ressourcer et faire face aux turbulences, mieux les questionner. Aussi Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, les créateurs de La Coopérative, nous offrent-ils deux rééditions bienvenues. 

Tout le monde connaît Marie Laurencin (1883-1956) artiste-peintre représentée dans toutes les collections d’art moderne importantes du monde. Pionnière du cubisme, compagne pendant six ans de Guillaume Apollinaire, grande figure des années folles et de l’Art déco – on sait moins qu’en plus de ses talents de peintre, graveuse et illustratrice, Marie Laurencin fut une poétesse remarquable. Si elle a écrit, par intermittences, tout au long de sa vie, ce n’est qu’au début de l’année 1956, quelques mois avant sa mort, qu’elle publia chez un éditeur d’art de Genève la version définitive de Le Carnet des nuits, le livre de sa vie. Elle y mêle proses, aphorismes, poèmes, pages de journal intime, notations glanées au fil du temps et des voyages, et l’agrémente de trois dessins. En dépit de la disparité formelle de ces fragments, nulle impression d’incohérence : une voix d’une grande originalité se fait entendre, qui donne à percevoir l’unité profonde d’une personnalité artistique hors du commun. Ce livre méconnu du grand public mais très recherché des collectionneurs n’avait jamais été réédité. L’édition soignée qu’en propose La Coopérative le tire d’un injuste oubli et entend le donner à lire comme le livre de raison d’une femme dont son ami Jean Cocteau fit un portrait* d’une rare justesse (alors qu’il posait pour elle) : « D’abord, on ne la voit pas peindre. C’est le genre des oiseaux qui nidifient. De temps en temps ils transportent une brindille. Marie Laurencin chante. Elle se lève. Elle me montre un exercice de gymnastique. Elle tourne dans la chambre. Elle cherche de l’essence. Elle ne trouve pas ses tubes. On frappe : c’est le bottier, le seul homme qu’elle appelle « maître ». Elle choisit du cuir, elle essaye une robe, elle écrit une lettre et l’attache au cou d’un pigeon voyageur. Elle cherche un numéro de téléphone. Un jour elle signe. Le nid est fait. Le tour est joué. On se trouve en présence d’une œuvre forte, grave, d’un équilibre et d’une poésie déconcertants. » 
Ce fin observateur à l’optimisme légendaire avait aussi perçu la tristesse foncière du personnage : « Aristocratie = Solitude. Nulle part mieux que chez Marie Laurencin je ne distingue notre solitude effrayante. Ses personnages ne peuvent rien pour nous et nous ne pouvons rien pour eux. » De fait, sous l’apparente fantaisie, dans les pauses d’une gaieté virevoltante, une insondable mélancolie traverse Le Carnet des nuits. Celle qu’Apollinaire surnomma gentiment « Tristouse ballerinette » n’a-t-elle pas écrit la plus poignante des confessions avec ce parfait poème du Petit bestiaire intitulé « Le Calmant » ?
Plus qu’ennuyée triste
 Plus que triste
  Malheureuse
Plus que malheureuse
 Souffrante
Plus que souffrante
 Abandonnée
Plus qu’abandonnée
 Seule au monde
Plus que seule au monde
 Exilée
Plus qu’exilée
 Morte
Plus que morte
 Oubliée.

Avec la poésie nous ne sommes jamais loin de la traduction ; il n’y a pas d’authentique poète qui ne soit par nécessité, penchant ou vocation un traducteur (S. Beckett, Y. Bonnefoy, A. Guerne, Guillevic, P. Jaccottet, R. M. Rilke, B. Pasternak, H. Thomas, M. Tsvetaïeva, P. Celan, N. Sachs…). C’est, au plus haut point, le cas de Mireille Gansel dont la Coopérative réédite Traduire comme transhumer dont une première édition avait paru en 2012 aux éditions Calligrammes. Si les mots traduction, poésie se côtoient naturellement, le mot transhumance peut surprendre… Critique littéraire, longtemps collaboratrice de La Quinzaine littéraire, traductrice de poésie allemande mais aussi de poésie vietnamienne, Mireille Gansel se consacre aujourd’hui à l’écriture. Le grand intérêt de cette réédition entièrement revue et corrigée réside dans le fait qu’elle est bien plus qu’un traité de traductologie – nous avons là un livre de vie. Si ce récit d’expériences nous touche tant, c’est parce que la traduction, pour Mireille Gansel, est étroitement liée à sa vie personnelle et à l’histoire de sa famille, dont la présence donne toute leur profondeur intime à ces pages. Des poètes de l’Allemagne de l’Est à ceux du Vietnam, de Bertolt Brecht, Reiner Kunze à Nelly Sachs, sans oublier l’anthropologue Eugenie Goldstern, Mireille Gansel a éprouvé la traduction avant tout comme une rencontre en poésie, comme un acte de foi dans la vie et dans la possibilité du partage des mots. Mais pour les partager, il faut aller à leur rencontre, il faut se rendre là où ils naissent, remonter à la source ; aussi de traduction en traduction, Mireille Gansel voyage : Caminante, no hay camino comme le rappelle le célèbre poème de Machado, le chemin se fait en marchant comme y incite aussi le titre Traduire comme transhumer. Ce qu’explique l’auteur dans le texte « Un deuxième verre de lumière » : « Ainsi de ces chemins transhumants de la traduction, ce lent et patient passage, toutes frontières abolies, d’un pays à un autre, d’une culture à une autre, d’une langue à une autre… Cheminement du grand troupeau des mots à travers tous les parlers de cette langue d’âme qu’est la poésie – de cette « langue-toit » de toutes les poésies du monde. » 
Et puis, traduisant le poète vietnamien Tê’Hanh :
traduction et poésie
rencontre extrême aux confins des langages
au partage des eaux
chemins transhumants en franchissement de
toutes les frontières
sous le signe de l’hospitalité

À l’occasion de cette nouvelle édition, les éditeurs ont souhaité publier en même temps une traduction du poète catalan Antoni Clapés par Mireille Gansel et Dolors Udina — une aventure qui prouve que l’auteur de Traduire comme transhumer continue de faire découvrir en France les auteurs avec lesquels elle se sent en étroite affinité. Né à Sabadell (Catalogne) en 1948, Antoni Clapés est l’auteur d’une vingtaine de recueils de poèmes. Traducteur renommé lui aussi (René Char, Philippe Jaccottet), il est également éditeur et critique d’art. Cette édition de Et le soleil dans ta main est bilingue afin de laisser toute sa place à la langue catalane, dont Antoni Clapés illustre la capacité de se renouveler de siècle en siècle malgré les épreuves de l’histoire.

Enfin signalons une belle initiative de La Coopérative : la création d’une chaîne YouTube dédiée aux auteurs de la maison. On trouve actuellement en ligne un passionnant entretien avec Jacques Robinet autour de Notes de L’Heure offerte avec la complicité d’Emmanuelle Dagnaud dans une impeccable réalisation de Fernando Lucero Pino. Une chaîne qui ne demande qu’à grandir, beaucoup d’autres vidéos suivront : abonnez-vous !

* « Marie Laurencin racontée par Jean Cocteau », dans Vedette, n° 6, 1951 in Jean Cocteau, Écrits sur l’art, édition de David Gullentops, Coll. Arts et Artistes, Gallimard, 2022.

Le Carnet des nuits de Marie Laurencin, avec trois dessins de l’auteur et une postface des éditeurs, éditions de La Coopérative, 2022.
Traduire comme transhumer de Mireille Gansel, éditions de La Coopérative, 2022.
Et le soleil dans ta main de Antoni Clapès, traduit du catalan par Mireille Gansel et Dolorès Udina, édition bilingue, éditions de La Coopérative, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) dessin ©éditions de La Coopérative / Éditions de La Coopérative.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau