Je vais parler de deux mauvais esprits – j’aime les bad guys en littérature – je n’approfondirai pas les raisons inconscientes, subconscientes, préconscientes de ce penchant. Deux types peu fréquentables selon les critères de la bien-pensance mais éminemment attachants, cela va sans dire. Les deux nous montrent (comme dit le second) combien « il peut s’avérer parfois bien utile d’être de mauvaise humeur. » Bénie soit la dysphorie schopenhauérienne !
Je commence par le plus ancien, qui n’est plus de notre monde même s’il rôde toujours dans nos limbes culturels comme le magnifique imprécateur qu’il fut : Witold Gombrowicz. L’immense Witold Gombrowicz, enfant terrible de la littérature polonaise, n’a pas fini de nous surprendre… Après La Patience du papier paru en 2019, ce nouveau volume bellement intitulé Le sain esprit de contradiction (Christian Bourgois) rassemble divers textes, dont la moitié sont inédits en français, qui mettent en lumière son intense créativité littéraire dans les années 1930.
On y découvrira notamment la passionnante genèse de Ferdydurke, qualifié de « roman génial » par Milan Kundera et devenu un classique de la littérature européenne du XXe siècle – heureusement découvert et édité par Maurice Nadeau. On a presque l’impression, à le lire, d’être penché sur l’épaule même du jeune écrivain en train de tâtonner, à la recherche de la forme idéale à donner à son roman, emprunter différents chemins et faire montre, déjà, de toute sa fantaisie poétique et de son irrévérence légendaire.
Dans cette édition établie par Rita Gombrowicz et Henri Marcel, ce qui m’a le plus intéressé ce sont les entretiens, textes critiques mais aussi interventions polémiques (notamment celles qui suivirent son fameux texte « Contre les poètes ») venant éclairer de manière aussi magistrale que passionnante la conception que se faisait Gombrowicz de la littérature, de son époque et de sa propre personnalité. Difficile de résumer les éclats du sain esprit de contradiction qui animait Gombrowicz… Néanmoins s’il fallait en synthétiser le fil conducteur, ce serait l’axiome réitéré dans son Journal : « Plus c’est savant plus c’est bête » – formule qui a fini par faire fonction d’idée reçue dès qu’on évoque Gombrowicz. Lui qui a traversé plusieurs époques et plusieurs régions d’une république mondiale des lettres en mutation de 1933 à 1969, champion de l’autonomie de l’art, s’est à chaque fois trouvé en porte-à-faux dans des champs littéraires hétéronomes, donc des temporalités diverses, donc des formes différentes de « bêtise ». Ce décalage de l’auteur de Ferdydurke est sûrement à l’origine des gloses innombrables dont l’œuvre est cousue. Ce « différentiel » permanent et dramatiquement éprouvé a fait éclore les deux grands concepts que sont l’Immaturité et la Forme – la première sécrétant la seconde et s’y soumettant. On peut très exactement définir la bêtise comme le moment de l’adhérence de l’immaturité à une forme ; aussi tous les textes ici présents sont une exhortation à se libérer de cette contrainte, de cette violence que la collectivité exerce culturellement, littérairement, idéologiquement, politiquement sur l’individu. Combat pour la désadhérence donc, pour le décollement vital, la légèreté, la liberté on ne peut plus actuel et qui justifie que l’on s’imprègne de l’extravagant, brillant, dérangeant, drôle, merveilleux esprit de contradiction de Witold Gombrowicz.
Plus proche de nous (trop proche ?) un bad guy writter qui, pour ne pas arranger son cas, cumule les casquettes de philosophe, anthropologue et psychanalyste : Patrick Declerck. Cet ancien membre de la Société psychanalytique de Paris s’intéresse (pédigrée oblige) aux sujets sensibles, qu’il tente de décrypter à travers des récits immersifs. Vie des SDF, confrontation au cancer… et aujourd’hui, les armes à feu. Dans Sniper en Arizona (Buchet-Chastel), Patrick Declerck raconte ses stages de formation au tir d’élite, où il a côtoyé l’Amérique conservatrice. Entre blagues lourdes sur les armes-phallus et attrait sincère pour la technicité du maniement des armes, un récit très « cash » sur le fond de pulsions vie-mort, sur ce Grund (et même Ur-Grund heideggérien) où opère le souvenir du meurtre premier, partagé (perpétré) – n’en déplaise aux belles âmes – par l’ensemble de l’humanité.
Ceci dit, vouloir se confronter aux armes et à l’extrême est aujourd’hui éminemment suspect. Sans vouloir être indiscret sur ce que m’a confié l’auteur, cette suite à New York vertigo a été refusée par Gallimard, Le Seuil, Grasset et Albin Michel au motif d’« incorrection obscène »… De cette délibérée sortie des routes balisées par l’éditorialement correct, Patrick Declerck s’est expliqué récemment dans un entretien pour Philosophie magazine : « (…) la lecture de mon manuscrit a provoqué chez certains de mes premiers lecteurs un rejet spectaculaire. À leurs yeux, Sniper en Arizona aurait peut-être été plus acceptable si j’avais abordé le sujet avec la distance sociologique propre à un chercheur, sans passion ni détails scabreux pourtant bien réels. Ils trouvaient scandaleux que je confère aux élèves snipers que j’ai côtoyés pendant ces trois stages un semblant d’humanité. Et plus intolérable encore le fait d’avoir moi-même suivi cette formation. Il aurait fallu que je décrive – de loin, surtout de loin – ces apprentis assassins comme tous atteints d’une pathologie ou d’une névrose particulière, liées à des circonstances sociales terribles, ou comme des sous-produits du capitalisme américain délétère. Voilà qui aurait été acceptable. » Eh bien non, ce livre est un condensé de vécu où tout est terriblement, prosaïquement, humainement VRAI – l’auteur ne parvenant pas, dit-il, « à cultiver ne serait-ce qu’un brin d’imagination », ni de romanesque loukoum pour un monde de Oui-Oui. Celui qui a voulu vivre la précarité au ras des pavés en soignant les SDF, s’est confronté à la déchéance morale, physique des laissés pour compte de la société, ainsi qu’à la mort, celle d’autrui et la sienne propre (désormais enclenchée avec le cancer), se retrouve au contact de baroudeurs qui prennent leur pied en faisant sauter une tête à 1 200 mètres sur une cible hyperréaliste. Des monstres ? Des dégénérés ? Non pas. Pas même des héros : des Marines instructeurs ayant fait l’Afghanistan, revenus d’Irak guerre 1 et 2, des civils prêts à intégrer des organismes paramilitaires travaillant, entre autres, pour la sécurité des ambassades des États-Unis au Moyen-Orient et aussi, forcément, quelques fanatiques des armes. Tout ce monde s’exprimant à coups de fuck, fuckin’, motherfucker, fuck up ! tous les trois mots. Bizarrerie lexicographique relevant d’un habitus culturel que Declerck relève, décode et interprète, parmi bien d’autres données de terrain hautement édifiantes de feu l’American Dream (l’obsession du drapeau étoilé, du SUV, du fast-food, détestation de New York City, emprise de l’Evangélisme, etc.). Dans ce climat de laideur généralisée fait d’obésité, de tatouage, de sueur, de bière, de « substances » et de masculinisme, ces types que l’on pourrait faussement prendre pour des agités de la gâchette ne veulent qu’une chose : avoir l’air d’être (être ?) de « vrais hommes ». Idéal, précisons-le en passant, sous-tendu par la terreur phobique de passer pour un fuckin’ faggot. Mais c’est quoi « un vrai homme » ? demande sotto voce Declerck et c’est bien la question récurrente, obsédante, cardinale qui traverse toute son œuvre : c’est quoi « un homme en vrai » ? Et subséquemment : « un homme vrai » ? Un homme sans ses hochets de winner, débarrassé du superflu général ? La réponse apparaît en filigrane au bout de ces 376 pages, et elle n’est pas d’un optimisme délirant. Si votre sensibilité est plutôt littéraire, disons entre Shakespeare (Hamlet) et le Bardamu de Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit de Céline. Si votre sensibilité est davantage philosophique, alors entre Cioran et l’épopée de la violence prédatrice (comme fondement de la civilisation) telle qu’elle est sublimement développée par Roberto Calasso de La ruine de Kash (1987) à Le Chasseur Céleste (2020).
Inutile de préciser que nous avons un urgent besoin de la plume-bistouri de ces bad guys pour écrire le dysangile de notre présent.
Quelques extraits de Sniper en Arizona sur le site de l’éditeur.
Le sain esprit de contradiction de Witold Gombrowicz, traduction collective, édition établie par Rita Gombrowicz et Henri Marcel, Christian Bourgois éditeur.
Sniper en Arizona de Patrick Declerck, éditions Buchet-Chastel, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie de Witold Gombrowicz ©Agence SIPA et de Patrick Declerck ©ALIX MARNAT / Christian Bourgois éditeur – éditions Buchet-Chastel.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.