Patrick Corneau

L’été arrive, vous ne voulez pas bronzer idiot ni faire de la vacance de l’esprit une plongée en léthargie. Alors je vous propose une lecture hautement roborative et délicieusement jouissive avec le Bogart de la littérature polonaise, j’ai parlé de Witold Gombrowicz.
Dans un volume justement intitulé La patience du papier qui paraît chez Bourgois sont regroupés des textes de Gombrowicz, des varia, critiques, articles de journaux (de toutes les époques), entretiens pour finir. La plupart de ces pages, comme nous en informe l’éditeur, avaient déjà été traduites et publiées, mais il y a longtemps (en 1978 et 1989), difficiles à trouver et un peu oubliées.
C’est donc un vrai bonheur d’avoir sous la main, en un seul volume, la prose chatoyante de ce polygraphe de génie traduit en 38 langues.

Il faut dire que c’est grâce à Rita Gombrowicz, sa veuve, 84 ans, qui travaille depuis un demi-siècle avec dévotion à la transmission, diffusion, traduction de l’œuvre de Witold que nous pouvons lire ce compendium pour l’anniversaire du cinquantenaire de la mort de l’écrivain à Vence, en juillet 1969, à l’âge de 64 ans. Dans un entretien récent pour Libération, Rita Gombrowicz déclarait n’avoir pas appris le polonais (à la demande de Witold), mais savoir « parler le Gombrowicz« .
Qu’est-ce que le Gombrowicz? Un monde en soi où un éternel exilé, sarcastique et exubérant, toujours sur le fil entre civilité et sauvagerie, nous invite à remonter le courant de la vie et ses nécessaires et inéluctables abandons, trahisons vers les forces incontrôlables de la jeunesse, vers le trouble et l’énigme des commencements. Qu’on lise ses romans, posément et calmement échevelés, comme Ferdydurke (1937), Trans-Atlantique (1953), La Pornographie (1960) ou Cosmos (1964), ou son théâtre, ou son Journal, monument de drôlerie et de lyrisme, on est averti : on parcourra le même terrain, le même labyrinthe, le même drame tel que Gombrowicz l’évoqua dans un entretien à la fin de sa vie : « Mon drame personnel découle de deux sources, une dégradation vengeresse de toute forme, et puis… ma soumission humiliante à la jeunesse. En tant qu’artiste cherchant la perfection, je tends vers la maturité et en même temps je suis follement amoureux de l’immaturité, de l’inachevé. La solution n’existe pas, ne peut pas exister, car si je deviens mûr je cesse d’être jeune et ainsi de suite…« .
On trouvera dans son œuvre et surtout dans les pages de La Patience du papier, mille propos semblables, lapidaires ou plus amples qui pointent ce paradoxe fondateur, brûlant foyer de tensions créatrices. Cette réflexion perpétuelle sur l’immaturité, Gombrowicz la mènera en de multiples directions, sans jamais l’achever, conscient que c’est le mouvement de la vie et qu’il porte, nourrit la teneur même de son œuvre. Il décrit ce mouvement ainsi : « Talonné par la vie, je galope droit devant moi ; or ça, que ma plume galope, elle aussi, talonnée par la vie ! Car la vie n’est-elle pas course, élan ? » Élan qui puise son énergie dans l’éternelle jeunesse symbolisée par la tige verte qui sort de la bouche du mendiant dans une scène de Ferdydurke. Dans un article de 1938, peu avant son exil en Argentine, Gombrowicz fait un constat qui explique la source de son œuvre et son caractère prophétique : « L’homme d’aujourd’hui se voit plus que jamais menacé par la « sphère » inférieure, celle des sombres instincts indomptés, les siens autant que ceux d’autrui. Les siens parce que, face à une époque qui le dépasse, il ne peut que subir sans répit son impuissance, parce que l’introspection et l’autocritique vont de l’avant et qu’en ces temps de révolution, il sent que l’anarchie approche, qu’elle est là. Les instincts d’autrui, car les liens et les rapports entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la société sont devenus incomparablement plus puissants, aujourd’hui que les classes sociales inférieures et moins cultivées font pression sur une intelligentsia qui s’en trouvait jusqu’à ce jour plus ou moins isolée. Et tout le bouleversement de la hiérarchie qui naguère encore régissait l’individu autant que la collectivité fait qu’un sombre océan d’éléments immatures et sauvages nous oppresse avec une force accrue et, en nous refoulant vers une sorte d’ »adolescence récurrente« , il nous oblige à une violente révision de notre comportement tout entier. »

Ce qui le conduit à envisager toutes les positions de pouvoir, d’autorité, de supériorité affichée ou revendiquée (y compris son propre buste d’écrivain) comme une puissance de déformation, une farce, une tromperie sans frein, sans limite. D’où ces propos d’un humour qui confine au tragique (d’un « comique presque cosmique » comme il dit à propos de Stanisław Witkiewicz) et nombreux propos violemment iconoclastes. Ainsi peut-on lire de réjouissantes embardées sur (contre) le métier d’écrivain, affecté de son « complexe d’acteur » : « L’écrivain n’est pas un professionnel. Pour écrire, il faut de la personnalité et un degré supérieur de spiritualité. Je trouve donc absolument ridicule de considérer l’écriture comme une fonction sociale devant être rémunérée…« . Je perçois quelques remous au fond de la salle… Sur Freud qui, selon lui, a initié une « bureaucratie des idées » laquelle « est au comble du bonheur dès qu’elle peut les classer, numéroter et ranger dans des tiroirs : il lui semble alors avoir résolu un problème. Ce faisant, elle oublie que la littérature moderne est bien moins issue de Freud que Freud n’est lui-même né de son époque. » Mieux (ou pire) cette extraordinaire charge contre la poésie, morceau de bravoure d’irrespect et, il faut le dire, de merveilleuse et impitoyable justesse à lire (instamment) ici. J’en vois certains qui secouent la tête…

J’en passe et des meilleures : sur les Argentins et l’Argentine où de 1939 à 1963 il vit de pas grand-chose, d’un petit emploi dans une banque (Borges le déteste, et on voit, dans son Journal, qu’il le lui rend bien*). Sur les écrivains polonais, communistes ou catholiques, la « polonité » qu’il n’apprécie guère (descente en flammes d’Henryk Sienkiewicz, l’auteur de Quo Vadis ?) si l’on excepte son ami Bruno Schulz (1892-1942), l’auteur des Boutiques de cannelle. Sur la critique littéraire envieuse et hypocrite, aveuglée par ses soumissions à l’idéologie ou au conformisme social. Mais, peu importe, ces têtes de Turc lui servent de prétextes à développer, sur un ton mordant et léger, ses principes d’écriture et de vie, comme il le fait dès 1934 : « Je déclare donc à tout hasard, à titre préventif, que je suis un graphomane et que j’écris pour mon plaisir, par manie, de même qu’une vache mugit. […] Et si ce que je viens de dire ne suffisait pas, si, poussé par une vieille et mauvaise habitude, on venait encore m’importuner en me parlant de mission, de convenance, etc., je répondrais tout bonnement : la carotte et dans ce mot précieux je mets tout le bonheur de m’être libéré de la terreur, toute la joie d’avoir retrouvé mon équilibre, de ne plus éprouver enfin ni peur ni honte, toute la douceur de la liberté et la volupté de la création. »

Que vous soyez cet été à la campagne, à la mer ou en montagne, je ne saurais trop vous recommander de tendre l’oreille aux mugissements de cette vache qui, dans une langue vivante et virtuose, sagace et familière, nous radote des choses si juvénilement burlesques et plaisamment poétiques… Surtout, ne pas oublier que Gombrowicz à travers son refus des révérences et génuflexions – il encourageait à ne pratiquer « aucune docilité, aucune modestie » – est et reste en avance sur son temps. C’est le pouvoir mystérieux de l’écrivain outsider, comme l’était Alexandre Vialatte par exemple, qui peut se targuer d’être notoirement méconnu. Parce qu’il n’est pas casé, et qui de toute façon ne rentre pas dans les cases**.

* Witold Gombrowicz y écrit que Borges, malgré « une intelligence que la souffrance personnelle aiguisait« , était « sans relation définie avec son propre sol » et n’avait su percevoir « l’élan vital« , la « masse obscure de beauté inférieure » constituée par la jeunesse de cette périphérie vierge qu’était, aux yeux du Polonais, l’Argentine des années quarante.
** « Je ne sais pas qui je suis, mais je souffre quand on me déforme« , déclarait Gombrowicz dans un auto-entretien publié par La Quinzaine littéraire en 1967. Et puis : « J’écris sur les ruines de la poésie, de la littérature polonaise, de la grande littérature. Je suis ‘‘entre’’ les autres écrivains exactement comme ‘‘entre’’ les hommes« , écrivait-il dans Varia II.

La Patience du papier de Witold Gombrowicz, Christian Bourgois, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie de Witold Gombrowicz en 1966 – Ullstein Bild/Roger-Viollet et de Rita Gombrowicz en 2019 pour Libération / Éditions Bourgois.

Prochain billet le 25 juin.

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Patrick Corneau