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La Folie de Meryon : Eaux-fortes sur Paris

Patrick Corneau

Devant le minutieux travail de mon épouse pour réaliser une de ses maisons de poupées, une amie déclara mi-admirative, mi-sceptique : « c’est vertigineusement obsessionnel !« , sous-entendant qu’il s’agissait aussi d’un portrait de son âme… C’est un peu le même sentiment que j’éprouve devant les eaux-fortes de Charles Meryon : admiration devant la perfection du rendu, l’impeccable précision du trait, fruits d’une impressionnante maîtrise technique, mais aussi trouble devant l’irruption d’éléments surréels, extravagants, fantasmagoriques qui viennent ombrer, fragiliser, humaniser cette beauté marmoréenne et « faire trembler les semblants » comme disait Lacan. Impression confirmée et renforcée en ouvrant La Folie de Meryon : Eaux-fortes sur Paris par Meryon de Michel Melot que viennent de publier les éditions Pagine d’Arte, cinquième opus de leur collection / Série : mots&images.

Il faut dire deux mots de l’éditeur pour comprendre et apprécier l’intérêt de cette nouveauté. Pagine d’Arte est une maison d’édition dont le siège se trouve en Suisse italienne dans la maison-musée du peintre et illustrateur Luigi Rossi (1853-1923) à Tesserete. La ligne éditoriale de Pagine d’Arte est fondée sur le rapport entre le texte et l’image avec des noms prestigieux : Michel Butor, Jean Louis Schefer, Yves Peyré et Yves Bonnefoy. La récente collection mots&images invite à la lecture de correspondances entre l’écriture poétique, critique ou historique et les images qui sont souvent à l’origine de ces textes. Après les dessins de Paul Valéry dans Choses tues, l’hommage de Marguerite Yourcenar à Piranèse, celui de Ramuz à Cézanne, voici Meryon et ses extraordinaires Vues de Paris à l’eau-forte (1852-1854).

Meryon le méconnu, parce qu’il n’était pas peintre – et ne pouvait l’être étant daltonien, parce qu’il ne voulait pas rester marin, parce qu’il a construit un Paris d’ombres et d’encre, peuplé de visions étranges et de minuscules personnages, parce qu’il est devenu fou, admiré de Baudelaire et de Victor Hugo, Meryon, comme l’écrivit dès 1864 un critique américain, fut « de tous les aquafortistes vivants, indiscutablement le plus grand« .
Le présent dossier autour du portfolio des vues est remarquable à plus d’un titre. Il ne se contente pas de reprendre l’ouvrage de Pierre-Jean Jouve, Le Quartier de Meyrion, publié aux Éditions du Camée en 1946, il complète les eaux-fortes sur Paris en nous offrant un florilège de détails puisés dans les planches et reproduits à grande échelle. Ce préambule – qui est aussi une utile pédagogie de l’Attention – permet sinon d’entrer, du moins de prendre la mesure de l’expression graphique issue du « délire mélancolique » qui ravagea l’esprit de Meryon et entraîna son internement à Charenton en 1858. Ces motifs étranges (albatros, pirogues, silhouettes humaines, baleines, etc.), parfois ajoutés au fil des tirages, participent à la fois de l’onirique et du biographique, comme si Meryon avait voulu insérer sa vie première de marin-explorateur et la nostalgie qu’il en éprouvait dans sa vocation seconde d’artiste en un utopique, impossible désir d’unité.

La cursive et belle évocation du tragique destin de Meryon par Michel Melot, « La Folie de Meryon », donne avec une sobre érudition les clés pour comprendre la fascination que nous éprouvons devant ces vues architecturales « ébranlée(s) par je ne sais quel navrement intime » comme dit si bien Van Gogh. Je ne peux mieux faire que citer le dernier paragraphe du texte de Michel Melot qui pointe si finement l’inquiétante étrangeté (l’Unheimliche freudienne), peut-être « l’étrangèreté » de l’œuvre : « Meryon avait tout pour devenir fou, dit Baudelaire. Il avait tout aussi pour plaire aux esthètes républicains. Aurait-il eu cette fortune s’il n’avait pas inscrit dans un décor presque vrai, les figures saugrenues de sa folie ? Ce que Meryon voyait n’était pas la réalité, mais au-delà, une réalité augmentée des troubles de son passé. Ce que nous voyons sur ses estampes lorsque nous scrutons les opacités d’encre et les griffes minuscules de ses pointes, comme un miroitement d’eaux profondes, ce ne sont pas ses visions, ce sont les réverbérations de sa folie. Nous voyons à travers ces ‘horizons artificiels’ avec lesquels il redressait ses vues exactes de l’océan, cherchant sa position sur terre. Derrière ces lignes impitoyables, submergées d’ombres, transparaît la folie de Meryon, où se cache, tapie en nous-mêmes, sans que nous la reconnaissions, silencieuse, ténébreuse, vénéneuse : notre folie. »

Un autre point qui rend cette œuvre bouleversante et nous rend, nous les hommes d’après le post-moderne, infiniment mélancoliques : elle est un adieu, une dernière et éblouissante monstration d’image rétinienne hominis manu picta, avant l’extinction, avant le grand noir complet et l’oubli. L’aquafortisme y atteint son acmé, soit un degré de perfection indépassé avant d’être chassé par la plate, mécanique et triste perfection de la reproduction photographique – « un piège » dit Michel Melot. Sous les traits que creuse l’eau-forte, c’est un Paris rongé, subtilement « traduit » donc trahi par « quelques petits changements* » (dixit Meryon) pour révéler son être historique et légendaire, sa puissance mythique et poétique, lesquels allaient bientôt être balayés par les chantiers du baron Haussmann et les contestables restaurations d’Eugène Viollet-le-Duc.

On comprend dès lors l’immédiate connivence d’esprit avec cet autre grand paranoïaque que fut Baudelaire. Ce dernier avait compris qu’entre Gavarni et Daumier, les caricaturistes, et Guys, seul Meryon pouvait prétendre au titre de « peintre de la vie moderne », non pas comme peintre de mœurs, mais comme peintre du paysage urbain pour célébrer « des grandeurs et des beautés qui résultent d’une puissante agglomération d’hommes et de monuments, le charme profond et compliqué d’une capitale âgée et vieillie dans les gloires et les tribulations de la vie » (Salon de 1859). Si le langage pictural et le langage littéraire ne sont pas traduisibles l’un dans l’autre ni les règles de l’un applicables à l’autre, comme on l’a cru depuis Horace et Boileau jusqu’à Delacroix, des rencontres de sensibilités peuvent être heureuses. On sait que Meryon et Baudelaire se sont rencontrés et fait le projet commun d’un album de gravures accompagnées de textes en vers et en prose. Ce pouvait être une amorce possible du Spleen de Paris. Mais Meryon était déjà un grand malade et Baudelaire fit avec lui l’expérience de la vraie folie. Baudelaire à travers cette collaboration voulait proposer des poèmes en prose qui fussent des « rêveries philosophiques d’un flâneur parisien« , mais le projet resta inabouti**, face aux exigences excessives de l’artiste, excentrique, imprévisible et illuminé.

A la suite des eaux-fortes telles qu’elles avaient été reproduites en héliogravure par le graveur Maccard en 1946, les éditeurs ont eu la bonne idée de rassembler des témoignages ou citations, complétés d’une chronologie et d’une bibliographie. Ces documents permettent de faire entrer en résonance l’œuvre somme toute assez mince de Meryon avec son époque, son immédiate postérité et notre époque, hélas trop oublieuse. L’on voit que le legs, lui, n’est pas mince.
J’ai été frappé par la force qui émane (pages 71-72) des deux portraits qui nous restent du visage de Meryon : un étonnant dessin de Léopold Flameng (ci-dessus) où perce déjà le candidat à l’asile et ce médaillon de Félix Braquemond « où il y a l’inquiétude de l’œil brillant à peine dans les ténèbres, une curiosité et une anxiété » (Gustave Geffroy in Charles Meryon, H. Floury éditeur, Paris, 1926).
Jean Paulhan disait que « la vérité se révèlerait à qui sait d’abord faire sa part à l’obscur… ». On sent bien à s’immerger dans les « rêves de pierre » de Meryon qu’il y a une part irréductible faite pour échapper à l’analyse et qui dépasse toutes considérations sur sa « folie » (alibi facile, rassurant peut-être) : un pressentiment, un éclair quand ce n’est pas un appel de l’image vers un mystère – mystère qui ne demande pas à être expliqué mais à être explicité, quitte à se brûler en essayant de convertir sa lumière en mots.

Je ne saurais clore cette chronique sans dire que ce petit volume est réalisé avec un soin, une qualité – tant dans la mise en page, la typographie que dans la reproduction graphique – vraiment admirables. On reconnaît là le professionnalisme suisse en matière d’édition, mais l’équipe de Pagine d’Arte y apporte une touche toute de passion et, disons-le, d’amour de la belle ouvrage (comme on disait jadis) qui réjouit – Lorgnon bas !

* En amplifiant les tours de Notre-Dame, en amenuisant les humains…
** Concevoir ce livre est l’utopie qu’ont réalisé les éditions de La Bibliothèque en 2002 avec un fort beau volume au format carré Paris, 1860 qui présente et fait dialoguer les eaux-fortes de Meryon et ce que Baudelaire appelait ses « tableaux parisiens ».

Eaux-fortes sur Paris par Charles Meryon, La Folie de Meryon de Michel Melot, Éditions Pagine d’Arte, collection Mots & Images. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : Charles Meryon par Léopold Flameng / Éditions Pagine d’Arte.

Prochain billet le 29 juin.

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Patrick Corneau