I

Il nous faudrait des mots nouveaux

Patrick Corneau

Ce bon vieux Nietzsche parlait de la profondeur du superficiel (mais Paul Valéry aussi) et vous verrez tout à l’heure qu’il est possible de réfléchir (voire de transformer sa vie) sans esprit de sérieux. C’est un peu l’impression que j’ai eue en refermant le petit livre de Laurent Nunez : Il nous faudrait des mots nouveaux paru l’année dernière aux éditions du Cerf. Non pas que ce livre soit superficiel, loin de là, mais il pourrait le paraître par son élégante désinvolture, son air de ne pas y toucher à un lecteur pressé et « peu regardant », ce qui serait fort regrettable. Car c’est un livre profond comme je les aime : la profondeur vient non par effraction verbale et ferme assertion mais par la douceur, comme un fruit qui s’ouvre et offre indolemment un cœur de nectar. Si, selon Valéry, « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est sa peau« , pour Laurent Nunez ce sont les mots : « les mots font partie de nous bien plus que les nerfs, les muscles ou la peau. Nous les utilisons autant qu’ils nous utilisent. Ils nous conditionnent, guidant nos pensées, orientant nos esprits« .

De Laurent Nunez, j’avais beaucoup aimé son précédent livre L’énigme des premières phrases (Editions Grasset, collection « Le Courage », 2017), dans lequel il approchait avec subtilité et richesse les incipits de grands textes littéraires. Avec Il nous faudrait des mots nouveaux il nous propose une forme de plaidoyer gourmand d’ »intraduisibles » dont devrait se nourrir la langue française.
Tout comme L’Énigme des premières phrases où il essayait de dévoiler le sens caché des grands incipits français – par la grammaire, l’étymologie, les tournures syntaxiques, toutes ces choses qui s’évanouissent dès lors qu’on transpose un texte dans une autre langue, ce nouvel essai repose sur la méfiance qu’il éprouve envers la traduction. Selon Laurent Nunez, il est impossible de vraiment traduire dans une langue B un texte littéraire pensé et construit dans une langue A. Il avance l’idée « déraisonnable » que la traduction est un art impossible (ne devrait-on pas plutôt parler de transposition ?) parce qu’il existe tout simplement des mots propres à une culture, à une façon de pensée, qui n’existent pas ailleurs. Il ne s’agit pas des choses ou des objets présents dans une culture et absents dans une autre, mais essentiellement des sentiments, des manières de voir la vie, ce qu’en philosophie on appelle une Weltanschauung.

Comment peut-on traduire la saudade de Luís de Camões et de Pessoa  ? N’importe quel brésilianiste achoppe sur cette idiomatisme, quitte à vous noyer dans des explications et périphrases désespérément insuffisantes. Les exemples ne manquent pas : la frantumaglia dont parle Elena Ferrante dans son dernier livre  ? La litost de Kundera  ? Ce sont des mots qui traduisent des sentiments très humains, partagés par tous mais les mots qui les expriment n’existent pas pour toute l’humanité, ni dans tous les idiomes qu’elle utilise. L’enjeu de Il nous faudrait des mots nouveaux est de répondre à cette question : est-ce qu’on peut ressentir la saudade, la frantimaglia, ou la litost, en ignorant l’existence et le sens de ces mots  ? On voit toute la profondeur du problème posé et l’exploration passionnante qu’en fait Laurent Nunez. Car contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’expérience ne produit pas toujours le mot. Parfois, paradoxalement, c’est le mot qui engendre l’expérience. Ainsi, si on ne possède pas de mot pour définir a priori une situation, pour éprouver a priori un sentiment, on ne ressentira pas ce sentiment. À la place, on ne connaîtra qu’une chose vague et indécise, un je-ne-sais-quoi tout au fond de l’âme – ce qu’exprime le mot de La Rochefoucauld, qui vaut peut-être plus qu’une boutade : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. » Laurent Nunez n’accepte pas de rester confiné dans les angles morts de la langue française, comme tout un chacun, il veut tout ressentir ! Alors, il essaie d’apporter au lecteur des mots nouveaux, parce qu’il n’y a qu’ainsi qu’on pourra obtenir non pas une vie nouvelle, mais une vie enrichie, augmentée, approfondie.

Cela présuppose une certaine conception du rapport entre le langage et le réel, ou du moins l’appréhension que nous en avons. Même après Derrida, même après Lacan, on a encore trop tendance à opposer le logos à la praxis, à placer temporellement la praxis avant le logos, c’est-à-dire à placer l’action avant son résumé/description. Laurent Nunez pense que notre psyché fonctionne exactement à l’inverse : on n’éprouve dans la vie que ce qu’on est capable d’exprimer, le mot vient avant la chose, parce que dans le monde psychique l’essence précède toujours l’existence. Amour, rupture, joie, tristesse, « tout est prévu par le dictionnaire  », disait Valéry.
C’est donc à partir de sa connaissance du monde essentiellement livresque, via de vastes lectures et nombreuses stations en bibliothèques que Laurent Nunez a choisi les 13 mots de sa « lexicothérapie » : Drapetomania (américain) – Freizeitstress (allemand) – Gigil (filipino) – Iktsuarpok (inuktitut) – Kintsugi (japonais) – Litost (tchèque) – Mamihlapinatapai (yaghan) – Naz (urdu) – Ostranenia (russe) – Putivuelta (espagnol) – Skybalon (grec) – Sonder (franco-américain) – Taciturire (latin).

Mes préférés – sans doute parce qu’ils correspondent à la nature de ma complexion ou mon état mental actuel – sont Drapetomania (la folie de fuir), Taciturire (avoir envie de se taire), Kintsugi (l’honneur d’avoir été cassé) et Sonder (le sentiment de la complexité inaccessible de nos semblables).
L’aspect le plus séduisant de ce petit livre érudit et joyeux est que Laurent Nunez ne se contente pas de décrypter et décrire analytiquement ces mots nouveaux, il les fait luire de reflets qu’initialement on ne voyait pas. Pour mieux les cerner, il nous propose des dérives subtiles et éclairantes, parfois cocasses ou inattendues, dans l’œuvre d’autres écrivains, de cinéastes, des faits ou comportements culturels, des vies oubliées (Sidoine Apollinaire), des sagesses lointaines (zen) ou des bizarreries contemporaines ou excentricités biographiques – ce qu’il dénomme des « ingrédients » ou des « traces« . Les curieux recueilleront des citations inédites ou des documents surprenants, par exemple dans le chapitre consacré au mot urdu naz cette lettre absolument terrible glissée sous la porte du bureau d’Aragon par Elsa Triolet.

Au fond, la leçon de Il nous faudrait des mots nouveaux est assez simple, elle rejoint l’avertissement un peu sec des nutritionnistes : si vous mangez comme tout le monde, vous aurez le corps de tout le monde. De la même manière, si vous vous nourrissez des mêmes mots que tout le monde, vous vivrez la même vie que tout le monde. Si vous voulez une vie différente, élargie, magnifiée : il vous faudra des mots nouveaux.
Dernier conseil : n’emmenez pas ce livre en vacances, vous risqueriez de l’oublier dans un hôtel, un train, entre deux rochers ou sous une chaise longue et ce serait bien dommage car ce livre est véritablement gigil, il nous touche et nous émeut : vous aimerez l’avoir près de vous, caresser sa couverture pour le rouvrir, comme un fruit qui offre indolemment sous sa pulpe profonde un cœur de nectar poétique.

Il nous faudrait des mots nouveaux de Laurent Nunez, éditions du Cerf, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie de Laurent Nunez ©J-P Paga / Éditions du Cerf.

Prochain billet le 3 juillet.

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Patrick Corneau