Patrick Corneau

Il y a une catégorie d’écrivains que j’appellerai « papier tue-mouche », l’expression n’est peut-être pas très élégante mais parlante : vous ne pouvez pas vous en dépêtrer, ils vous collent au doigt, ne vous lâchent pas les mains tant que vous n’êtes pas allé jusqu’à la dernière page de leur ouvrage. Ainsi de Cees Nooteboom, j’avais reçu 533, Le livre des jours, paru dernièrement chez Acte Sud, mais avais d’autres lectures en cours et j’eus le malheur d’y jeter négligemment un œil… On ne lit pas négligemment Cees Nooteboom : impossible de relever la tête, j’étais piégé, prisonnier de la prose – non, de la conversation la plus séduisante que je connaisse. Dernièrement, je parlais de « visages intéressants ». Qu’est-ce qu’un visage intéressant ? Une tête avec laquelle on a envie d’engager la conversation, entamer un échange qui pourra s’avérer affinitaire. C’est exactement ce qu’instaure avec vous Cees Nooteboom : qu’il vous entretienne des cactus de son jardin ou de Finnegans Wake de James Joyce, il vous parle en confiance en vous regardant droit dans les yeux et au bout de quelques phrases vous livre une pensée à laquelle on est obligé de s’arrêter. Impossible de se détourner…

Revenons au livre et d’abord au titre : 533 quoi ? Jours ! Très exactement entre le 1er août 2014 et le 15 janvier 2016, 533 journées pendant lesquelles le romancier, essayiste, poète, Cees Nooteboom radiographie le monde avec la plus totale liberté. Pensées, voyages, souvenirs, (re)découvertes littéraires, musicales, botaniques, soubresauts de l’actualité internationale se succèdent sans lien apparent si ce n’est le temps qui passe, s’accélère même chez un homme qui a dépassé quatre-vingt années. De l’île de Minorque, où il séjourne chaque année à la belle saison, aux montagnes de l’Allgaü au sud-est de l’Allemagne, où il s’installe l’hiver, Cees Nooteboom scrute le monde avec une curiosité et une lucidité sans cesse renouvelées. L’expérience acquise par le passé lors de nombreux voyages et le capital des « mille vies » réfractées dans l’écriture d’une quinzaine de romans l’incitent à un recul qui n’est jamais détachement.

« J’ai tenu le monde à distance, mais je ne suis pas mort au monde, loin de là. » (p. 171). Cees Nooteboom est un spectateur engagé (c’est-à-dire étonné ou émerveillé) à qui un peu de distance, de retrait à la fois géographique (l’île, la montagne) et mental (le silence, la solitude) sont nécessaires pour mieux circonscrire ce qu’il voit et en extraire le suc, c’est-à-dire du sens. Mais en tirant le fil d’une chose, on tombe sur une autre : le soin apporté au jardin amène la maladie des palmiers, le traitement de celle-ci conduit aux dérèglements du milieu naturel (et climatique) provoqués par les faits et gestes de l’homme auquel on revient immanquablement. La tour d’ivoire n’existe pas, elle résonne de tout le bruissement du monde – humain et non humain : des hôtes indésirables observés sur le plafond du cabinet de l’écrivain renvoient à des questionnements sans fin dont la réponse retardée (elle est possiblement dans des livres) crée et creuse l’espace de l’écriture. Comme dit Cees Nooteboom « l’écriture vit de secrets ». Les secrets – ou plutôt les énigmes – s’appellent les uns les autres et rythment ces quatre-vingt textes d’inégales longueurs où l’écrivain passe en revue une infinité de sujets : les plantes de son jardin ; les chenilles et papillons ; ses lectures ; les paysages, les traditions, les sites archéologiques, les dialectes minorquin et souabe ; le ciel nocturne ; une méditation sur les dictionnaires.

Comme dans une conversation à bâton rompu, le passage d’un sujet à l’autre s’opère de manière purement associative dans une dérive pas nécessairement contrôlée où ce qui est comprimé dans un détail éloquent ne demande qu’à s’étendre, se dilater en réseaux d’influences dans des réalités ou des ordres* reliés ou imbriqués dans l’espace ou dans le temps. Parfois c’est la simple contiguïté imposée par la fantaisie ou le hasard : le cactus et une sonate de Haydn jouée par Glenn Gould via l’écrivain hongrois Szentkuthy. Cette concentration volontaire sur un « univers de proximité » ne signifie donc pas repli sur soi : Cees Nooteboom ne bêche pas le pré carré de son quant-à-soi. Par la pensée, par ses lectures, par le souvenir, par la mémoire et une vaste culture peu orthodoxe, il communique avec le monde entier. Et celui-ci se rappelle à lui par l’information, il fait irruption sous la forme de la crise grecque, puis de celle des réfugiés, et de la politique intérieure espagnole. Au passage, l’auteur s’interroge sur le sens de l’actualité : son sempiternel radotage de mauvaises nouvelles heurte et navre l’homme dont la vie a été marquée par d’incessantes guerres et crises internationales ou locales. Quelques salubres mouvements d’humeur viennent pimenter ces digressions à « sauts et à gambades » comme chez Montaigne.

Car le modèle non revendiqué de ce livre (malgré une discrète citation), ce sont les Essais. Il y a quelque chose d’admirable dans la curiosité intellectuelle apparemment inépuisable de Nooteboom, quelque chose de touchant aussi dans son intérêt empathique, non hiérarchisé, inconditionnel pour toutes les créatures, jusqu’aux mites et aux araignées. Et aussi, bien sûr, dans cette équivalence devenue parfaite entre la vie et l’écriture : rien n’est vécu qui ne puisse être écrit, et inversement c’est dans l’écriture que se réfugie le sens ultime de la vie, elle seule donne à voir toute la réalité, naturelle et surnaturelle.
Ces textes révèlent également l’extrême cohérence de l’œuvre de Nooteboom. Le jardin, la maison, l’île de Minorque, le paysage hivernal de l’Allgaü retrouvent ici la place qu’ils occupaient dans certains titres précédents, et côtoient de nouvelles fulgurances, notamment d’étonnantes variations sur les rêves, l’évocation de la vie tragique de l’écrivain colombien Héctor Abad, la description de mystérieux insectes, le commentaire savoureux d’œuvres hongroises.

Au fil de fragments qui composent un mouvement d’ouverture d’une grande fluidité, ce Livre des jours arrime paysages intimes et horizons du monde, convoque la beauté de la nature et de la littérature, observe la mue d’un jardin et dit le temps qui passe. C’est dans l’écriture que vient ici s’inscrire la permanence des êtres et des choses. « La migration des âmes n’a pas lieu après, mais pendant la vie » écrivait l’auteur dans Autoportrait d’un autre – on ne mieux dire le concert du monde et le colloque des êtres dans leur immanence.
Un recueil qui donne à lire tout en faisant travailler votre imagination inspire la plus grande confiance car il vient d’un homme que son jardin cultive…
* La littérature par exemple avec des filiations qu’explore Cees Nooteboom : Homère – Virgile – Dante – Joyce – Brodsky.

533, Le livre des jours de Cees Nooteboom, Actes sud, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : Cees Nooteboom par Samuel Bernard Blatchley / Éditions Actes Sud.

Prochain billet selon l’humeur 😉 avant la rentrée de septembre

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Patrick Corneau