D’abord ce dialogue entre le Corps et son Ombre :
« Ombre, comprends cette chose que j’ai mis si longtemps à comprendre : c’est qu’il faut choisir. Accepter cette terre comme un séjour très aimé que l’on nous donne, l’habiter comme une demeure qui est faite pour nous, et pour laquelle nous sommes faits. Ou bien…
O. — Ou bien ?
C. — Comprendras-tu ? Ou bien y chercher les matériaux d’une autre demeure, et la quitter — en esprit tout au moins.
O. — Et comment les hommes choisissent-ils ?
C. — Selon leur nature, qu’un verre d’eau suffit à révéler. Tous ont soif, mais sur mille qui tendront la main vers la boisson glacée, un seul peut-être oubliera que l’eau désaltère et que le verre est destiné à la contenir : il regardera cette chose admirable faite d’une transparence que cerne une autre transparence, où la lumière joue un jeu d’argent et d’arcs-en-ciel, ce joyau vivant qui n’emprunte à la tiédeur humaine de sa main qu’une fragile buée aussitôt évanouie… Imagine, ombre, un homme qui regarderait le monde entier comme il a regardé ce verre, et sans mieux assouvir sa soif !
O. — Tout lui deviendrait à la fois inexplicable et splendide, d’une entière incohérence et d’une magnificence tout aussi profonde.
C. — Imagine encore, ombre, cette communion singulière qui s’établira entre le monde et lui, et, simultanément, cet isolement sans analogue. »
Si vous êtes de ceux qui empoignent le verre et le boivent goulûment, passez votre chemin, ce livre n’est pas pour vous !
Je le confesse, il va m’être très difficile de parler d’un texte aussi éminemment, si intrinsèquement poétique, même si l’on ne peut parler ici de « poésie pure »*. J’ai peur de prosaïfier la délicate poésie de ces pages ou, si je ne le fais, de la paraphraser horriblement. Dilemme et aporie du chroniqueur : quoi qu’il fasse, il fera mal ! Commençons par le factuel, le biographique – ici peu de risques.
Gustave Roud (1897-1976) est l’un des principaux auteurs francophones de Suisse après C. F. Ramuz qu’il considérait comme son maître. Principalement connu pour ses proses poétiques, il a influencé de nombreux jeunes poètes comme Maurice Chappaz, Anne Perrier, Jacques Chessex, Philippe Jaccottet. Sa correspondance, son journal et sa critique témoignent d’abondantes réflexions sur la littérature et les arts. Faisant sienne une injonction de Novalis – « Le paradis est dispersé sur toute la terre… Il faut réunir ses traits épars » –, Gustave Roud déploie la recherche d’un rapport sacré dans l’ici et maintenant, qu’il nomme le « paradis humain ». Publiés deux ans après sa mort, les trois volumes des Écrits (1978) rassemblent ses principaux textes parmi lesquels : Air de la solitude, Petit traité de la marche en plaine, Requiem ou Campagne perdue.
Les éditions Fario qui ont publié l’un de ses recueils : Le Repos du cavalier ainsi que des Entretiens, parus en 2017, nous donnent aujourd’hui Petit traité de la marche en plaine suivi de lettres, dialogues et morceaux avec une postface de James Sacré**.
Inutile de dire que l’ouvrage n’est pas le complément livresque d’une liste d’objets indispensables à mettre dans le sac à dos d’un randonneur… S’il y a randonnée, elle est plutôt mentale, de nature poétique et relève de la tradition allemande du Wanderer, figure élégiaque d’un éloignement impossible, qui n’arrache le moi à un paysage que pour mieux en magnifier le souvenir. S’ouvrant sur une ironique adresse à Ramuz et aux conquérants des sommets alpins, lesquels tirent gloire ou ravissement éphémères de leurs exploits, ce splendide texte de Gustave Roud plaide pour une expérience de la marche « en plaine », en apparence plus modeste, mais combien plus profonde car elle rétablit l’homme dans son juste rapport à la terre (et au ciel). Le poète fut, en effet, un grand arpenteur des collines du pays vaudois, marcheur nocturne souvent, rendant visite à un ami ou errant sans prétexte ni but. Chez lui le « desport » (variante de déport), le déplacement physique, n’est que prétexte à divagations (« action d’errer de divers côtés ») mentales, imaginatives, autrement dit à émerveillement devant la simple splendeur du monde. Soit à mon sens la plus honnête définition de la poésie. À sa façon délicate, il examine d’une manière inattendue et parfois heureusement déroutante, divers aspects constitutifs du voyage – la solitude, le rythme, les noms de villages, les étoiles, les chambres. Gustave Roud ne s’y arrête que pour décliner la singularité de son aventure : car la marche, si elle implique le corps et sa fatigue, faisant même de celle-ci une alliée, est pour lui une voie spirituelle. On le sait depuis la haute époque des pèlerinages, marcher c’est prier avec ses pieds. C’est une metanoïa intérieure, un mouvement de conversion ou de retournement par lequel se fait une rupture, un oubli, un grand saut hors de la linéarité du temps et de l’architecture de l’espace. Il s’agit avant tout de se perdre, de voir se décomposer le monde autour de soi, de devenir le fantôme de ce monde, d’en être expulsé, chassé, pour le faire naître à nouveau dans l’intemporel, au seul rythme de ses pas, au seul diapason de sa joie (« Caminante, no hay camino« ).
La marche est ainsi l’autre nom de la solitude. Elle est une expérience du retour à soi, de la bienheureuse et nécessaire construction de l’ipséité, loin des grégarismes qui distraient, détournent ou empêchent d’atteindre à cet « état fort curieux de confusion des sens et de l’esprit » où le paysage pénètre le marcheur. Alors « un cri de grillon me pique, le vert profond des feuillages sur moi ruisselle comme une pluie, ma main est une touffe de luzerne« . S’il ne le dit pas explicitement Gustave Roud ne conçoit pas l’expérience poétique autrement qu’une ascèse spirituelle où la grâce des mots vient creuser, magnifier, célébrer… l’ébranlement reçu par la joie d’être au monde, l’éveil à l’existence. Mais écoutons-le croiser connaissance du réel et réversibilité du temps : « Votre marche est un tissu imprévisible de sursauts, d’acquiescements, de dérives plus fructueuses que des poursuites. Une succession de contacts dont chacun de l’autre diffère imperceptiblement ou dans sa totalité. Source étrange de connaissance, hasard maître des merveilles ! »
« (…) On aurait tort d’ailleurs d’imaginer l’échange avec le monde comme une opération jamais suspendue, un geste aussi régulier que celui d’une cueilleuse de fleurs jusqu’à la corbeille remplie. Souvent au soir vos mains vous sembleront vides et le sommeil vous délivrera d’une pauvreté inexplicable. Chaque heure est loin de donner tout de suite son fruit. Si vous vous obstinez à épeler minutieusement la journée moribonde, vous n’aurez qu’une série de mots incohérents. Il faut attendre, des années peut-être, et la phrase peu à peu s’illumine. Quelquefois cependant vous touchez une sorte de miracle : le temps devenu réversible ; une minute éblouissante transfigure une longue file de démarches à tâtons dans le noir. Rien ne saurait peindre l’ivresse de cet instant« .
On aura compris qu’avec Petit traité de la marche en plaine nous n’avons pas affaire à une œuvre de terroir. « Je marche, donc j’existe » semble nous dire Gustave Roud au terme de ce traité qui noue enfin la parole et la vie, et s’il cite Rousseau en exergue*** c’est bien pour annoncer une méditation sur le sens existentiel et ontologique de la marche. Marcher ne nous rend pas plus intelligents, mais bien plus féconds, disponibles à la jouissance de l’élémentaire, accessibles à l’Ouvert. Marcher nous remplit d’humanité. On sait ce que l’œuvre de Rousseau, Kant, Nietzsche, Thoreau doit à cet exercice régulier, solitaire.
Lire Gustave Roud c’est célébrer « l’homme qui marche » – plutôt l’athlétique Saint Jean Baptiste de Rodin que le marcheur filiforme de Giacometti…
* Je suis de l’avis de Witold Gombrowicz, la poésie n’est supportable que lorsqu’elle « apparaît mêlée à d’autres éléments, plus crus et plus prosaïques, comme dans les drames de Shakespeare, les livres de de Pascal ou tout simplement dans le crépuscule quotidien. » (« Contre la poésie« , 1947).
** A vouloir parler de la poésie de G. Roud sur un ton « poétique », James Sacré ne parvient, par effet de redoublement, qu’à donner un commentaire parfaitement indigeste.
*** « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied… Je dispose en maître de la nature entière. » Livre IV des Confessions de Jean-Jacques Rousseau.
Petit traité de la marche en plaine suivi de lettres, dialogues et morceaux de Gustave Roud, postface de James Sacré, éditions Fario. LRSP (livres reçus en service de presse)
Sur la flânerie, la promenade parisienne, la dromomanie.
Illustrations : photographie de Gustave Roud par Simone Oppliger / Éditions Fario.
Prochain billet le 21 juin.