Patrick Corneau

Quand nous entravent nos tâches ou nos luttes, ces textes de Jean-Loup Trassard nous en dépêtrent par les recueillements qu’inspire la sagesse de la nature ou l’immensité de ses travaux. Nous sommes au fil de ces vignettes de Verdure (Le temps qu’il fait, 2019) dans une permanence mouvante où tout est à la fois miraculeusement ordinaire comme l’éclosion d’une fleur et secrètement terrible. Terrible car la campagne « œuvre humaine accomplie dans la continuité de toutes les générations » (Gaston Roupnel), paradis de beautés paysagesques, est largement défigurée au profit d’une production intensive qui s’arroge le droit de détruire ce qui a été tissé, aménagé pendant des siècles et de polluer sols et eaux.

On aura compris qu’après avoir décrit la campagne bocagère de Mayenne au fil de nombreux récits, Jean-Loup Trassard, ne vient pas avec ce nouveau livre nous bercer d’une émolliente romance écolo-bucolique. Non. A partir des années 1970, Jean-Loup Trassard s’est inquiété, en plein remembrement administratif, de la destruction du bocage construit par des siècles de travail agricole prudent et respectueux. C’est donc une défense des ruisseaux, des arbres et des haies qui est proposée ici avec des textes publiés sur une quarantaine d’années dans diverses publications (du journal municipal au magazine national). Au fil du temps, les préoccupations environnementales (comme il n’est pas dit) vont se colorer d’une colère non dissimulée : qu’il n’y ait plus de grenouilles dans l’eau, ni d’oiseaux dans les arbres n’empêche, hélas ! aucun d’entre nous de vaquer à ses occupations… Autrement dit, nous urbains (de plus en plus « rurbains ») dénaturés que nous sommes, coupés des forces cosmiques, ne sommes plus capables d’envisager la totalité du pensable à travers la présence insolite d’une mare où la fraîcheur offerte par le large couvert d’un chêne centenaire. Jean-Loup Trassard est de ces Mohicans derniers pour qui, un araire, une auge, un arbre ont autant d’éloquence que les caprices du ciel. Il vient troubler nos consciences aveugles ou servilement enfermées dans le cauchemar citadin avec une odeur d’humus, les clameurs d’un torrent où les confidences d’une brise dans un tilleul. Il nous met en tête à tête avec l’univers à l’aide de la douce fermeté de celui à qui les limites de l’horizon savent encore parler de l’infini, la brièveté d’une floraison dire quelque chose d’éternel. Alors écoutons la leçon.

Il y a dans cette « verdure » une certaine verdeur âpre, un peu encolérée, pour signaler nos rémanentes bévues de prédateurs-consommateurs et, en conséquence, nos constantes offenses envers l’environnement ; elles viennent des agriculteurs parfois (tout ce qui gêne le rendement doit être détruit), mais plus souvent, hélas, d’une administration loin des champs, véritablement « hors sol », confite dans sa morgue bureaucratique qui régente, rationalise, uniformise tout (remembrement oblige!) dans l’abstraction de ses lois et règlements. Avec à la clé, la surproduction agricole entraînant la destruction de la plupart des campagnes françaises dont le bocage, écosystème riche en faune, flore et… histoire. C’est avec une redoutable lucidité que Jean-Loup Trassard démonte le jeu à engrenages pervers de la course à la production entre le machinisme, les banques et les cours du marché qui a amené (programmé) cette disparition – tout cela avec les yeux doux (quand ils ne sont pas froncés) de l’État français ou de l’Europe communautaire. Comme Jean-Loup Trassard est un homme qui observe ET réfléchit, son esprit plus holistique qu’analytique est capable de pointer les solidarités très cachées qui font passer de la suppression des haies à la soudaine absence de pluie et au-delà aux perturbations climatiques. Cela côté nature, mais l’homme est partie prenante et dépendante du processus et l’abattage des haies peut lui valoir en bout de chaîne : faillite, dépression, parfois suicide… Je simplifie outrageusement ces chaînes invisibles, ces transversalités inter-espèces (oiseaux, insectes, fleurs) que Jean-Loup Trassard exhume et qui meuvent notre monde. Ce qu’il voit, comprimé dans un détail éloquent (la disparition d’une espèce) – ne demandant qu’à s’étendre, se dilater en réseaux d’influences et de connivences – sa sagacité en déploie les plis et les facettes comme un versatile origami.

Enfin parlons un peu de l’écriture en son paysage. Un homme qui avoue « n’avoir fait figure que d’amateur » pendant trente-cinq ans comme agriculteur et éleveur, déclarant qu’il n’y a pas de métier qui lui soit « plus cher et proche« , intime le plus grand respect. Quand dans un chapitre aussi lumineux qu’enjoué (« Temps du jardin, jardin de temps ») il nous distille la quintessence de la sagesse du jardinier dans son rapport vécu au « temps qu’il fait » et au « temps qui passe », on se dit que oui, ce jardinier-écrivain a appris à écrire dans son jardin ou plutôt son jardin lui a transmis tout le savoir-faire qu’un bon écrivain doit cultiver avec le langage : soin, observation, patience, respect, ordre, équilibre et harmonie… A lire la prose merveilleusement « jardinée » de Jean-Loup Trassard, par une sorte de contagion « oblique » on ressent du plaisir et surtout une paix comparable à celle que ressent le jardinier en son royaume : paix « sans doute due à son acceptation de toutes ces parts de temps qu’il peut nommer de planche en planche, sur lesquelles son action personnelle sait avoir une certaine influence, mais limitée puisque la qualité de la terre, l’humeur du ciel et les caractères génétiques de chaque plante ne lui laissent qu’une place modeste. Cette gestion des temps du jardin paraît s’accorder mieux avec la vie humaine que tout autre travail. »
La paix dont on parle ici a existé en agriculture, il y a eu des périodes heureuses où le paysan produisait sans détruire, où il écoutait et regardait la nature avec sérénité – ses yeux n’étaient pas rivés sur des relevés bancaires alarmants. Les choses ont changé, la campagne a été massacrée et, à vouloir sacrifier la qualité à la productivité, le métier d’agriculteur-éleveur totalement dégradé au point, dit Jean-Loup Trassard, que l’on voit des éleveurs « refuser de consommer la viande qu’ils concourent à produire« .

Parce qu’il sait le puissant dynamisme de la nature, ses ressources inouïes de résistance et d’adaptation, Jean-Loup Trassard s’il est un rien pessimiste, n’est pas désespéré. Il a confiance dans les générations qui viennent : le souci environnemental monte en force dans les sensibilités, les consciences des 18-35 ans et se cherche des voies politiques viables pour peser sur le gouvernement des hommes et des choses. Les récentes élections européennes sont venues ajouter un peu de vert espoir à la verdure si bellement défendue et célébrée ici.

Pour terminer, une anecdote qui vaut pour leçon de vie dont la portée est, me semble-t-il, plus qu’un simple craquement de branche morte qui se brise sous le pied. Je l’ai relevée dans le chapitre « Les arbres de la famille » (j’abrège légèrement le fil du récit) : « Le plus remarquable des chênes abattus par la violence de l’air est tombé à son tour. Je suis allé le visiter, beau fût, ramure puissante qui depuis tant d’années respirait au-dessus de nous. Il avait levé sa motte bien sûr, toute la terre étreinte par les racines qui ne s’enfoncent pas assez. Je suis même descendu dans le trou, à peu près trois mètres de large sur un et demi de profondeur, pour voir dessous, l’endroit où personne jamais n’était allé. Toutes les racines côté ouest avaient été arrachées ou écourtées dans le sol, elles avaient lâché, il restait seulement quelques racines côté est qui, elles, n’avaient eu qu’à se plier sous le poids de l’arbre tombant, mais trois jours après la séparation du tronc, ces racines encore vivantes, qui ne payaient pas de mine, ont eu la force ahurissante et silencieuse, pour ne plus être pliées, de tirer à elles la souche au point de la faire basculer dans le trou qu’elle avait ouvert. Ainsi cette culée*, pesant quoi ? sûrement plus d’une tonne, s’est trouvée remise en place. La chose s’est-elle réalisée lentement ou d’un coup sec ? Mystère, il aurait fallu être là et surtout pas au fond ! »

Quand j’étais enfant, j’accompagnais mon père au terrain d’aviation, celui-ci était entouré de grands champs de blé et c’était une merveille d’entendre dans la chaleur de midi l’alouette chanter des trilles à perdre haleine, cet hymne fou à la vie était pour moi plein des promesses de l’avenir. Les pesticides ont fait taire la gentille alouette. Aussi, comme Jean-Loup Trassard, j’aimerais avant de disparaître entendre à nouveau l’alouette chanter au-dessus de ma tête…
* Désigne la souche avec les racines.

Verdure de Jean-Loup Trassard, Essais, éditions Le Temps qu’il fait, 2019. LRSP (livres reçus en service de presse)

Illustrations : Photographie de Richard Dumas pour le magazine Libération / Éditions Le temps qu’il fait.

Prochain billet le 17 juin.

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Patrick Corneau