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J’ai fait le Marché de la Poésie !

Patrick Corneau

« Je suis fatigué des poètes […] tous sont superficiels ; ce sont des mers sans profondeur. […] ils troublent tous leurs eaux pour qu’elles paraissent profondes. » Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Je descends rarement de mon cinquième étage avec vue. Il faut qu’un événement dérange suffisamment mon inertie pour rompre le charme qui me retient dans ma tour « d’y-voir ». Le Marché de la poésie dans sa 37ème édition en fut un.
Je ne vais jamais dans les salons, foire du livre ou autres raouts de gens de plume – on comprendra pourquoi plus loin. Par ailleurs, j’ai un rapport compliqué à la poésie, je l’aime mais avec quelques préventions envers ce qui exhaussant indûment son statut (« statutification ») la survalorise et tout ce qui la médiatisant, ou la socialisant, la surreprésente. Mais un ami avait émis le désir de me rencontrer sur le site de cet événement. Si je suis peu sociable en termes de confraternité littéraire, je ne le suis pas « dans le civil ». J’acceptais donc, me disant que je serais aussi sur le motif. Et je l’y fus. Ce qui suit est un modeste rapport d’étonnement.

Après quelques stations de métro avec changement de ligne, j’émergeais donc sur la place Saint-Sulpice entièrement recouverte de cabanes de toile ou disons de « stands » distribués en carré autour de la fontaine centrale. Une odeur de café-viennoiseries mélangée à des relents d’alcool me signala que le poète ne dédaigne pas les nourritures terrestres. Comme je pénétrais dans ce campement pour aèdes nomades, une hôtesse me tendit le plan d’occupation du sol des participants.

Il y a du monde dans les allées, des « amis de la poésie » ou plutôt, puisqu’il s’agit d’un marché, des consommateurs de poésie. Nette prépondérance de femmes – tiens ! pourquoi ? Peu de gens jeunes, exceptées les petites mains qui travaillent à l’organisation. Je remarque quelques signes distinctifs. D’abord comportementaux : pas mal de gens se connaissent et se tombent dans les bras avec force démonstrations d’amitié. Il semblerait que le marché attire des habitués, soit un lieu où l’on se retrouve d’une année à l’autre. Impression de retrouvailles, genre club. Un entre-soi de sensibilités partageant la même « poétitude » ? Les non-poètes, ceux qui pataugent dans la prose, doivent se sentir exclus… Beaucoup portent à l’épaule une sorte de sac en coton : c’est le shopping-bag du poète, car rappelons-le c’est un marché. Toutes ces petites cahutes de toile sont occupées par des marchands, je veux dire des éditeurs. Ils sont assis derrière des tréteaux où sont alignés leurs produits. Les visages diffèrent selon la taille et donc la renommée de la maison. Plus elle est grande, plus les visages sont ouverts, confiants, accueillants même, souriants parfois. Plus la maison est petite, plus les visages sont fermés, soucieux, fatigués et même hostiles. On sent l’orgueil blessé. La fierté austère du Et s’il n’en reste qu’un… On compatit devant ce désespoir muet. Malgré l’effervescence de surface, il y a beaucoup de souffrance dans ces travées : l’activité poétique est manifestement en crise, dans une position défensive, ça sent la fin de partie. D’où ce rengorgement dans une noble résignation.
Devant certains stands un poète est assis derrière une petite table de camping où sa production est à l’étal ; le marchand, un peu en retrait, le couve d’un œil protecteur. Le poète attend qu’un chaland le sollicite, renifle d’un air blasé le mince volume où est blottie la fleur de son cœur – peut-être la quintessence de son âme ? Il frémit déjà à l’idée que de prosaïques mains tournent et retournent le fruit de ses tourments, le nectar de ses élans… Mais peut-être est-ce un frère en poésie ? En son for intérieur, il prépare la dédicace qui consacrera ce lien affinitaire. Hélas ! Le passant a d’ores et déjà les yeux sur la table d’à côté et pose le recueil d’un geste indifférent. Le poète capuchonne son stylo. Le marchand remet quelques prospectus…

Soudain j’entends un brouhaha, une voix dans un haut-parleur : c’est une animation car se tiennent aussi les « états généraux (permanents) de la poésie ». Sous un chapiteau, près de la fontaine, un organisateur présente trois hommes et deux femmes. Ce sont des poètes – ils ne sont pas différents des autres, disons qu’ils sont davantage poètes, cela se voit sur leur personne : le poétique les nimbe de la tête aux pieds. D’abord ils ont des visages intéressants. Qu’est-ce qu’un visage intéressant ? Une tête avec laquelle on a envie d’engager la conversation, peut-être même un échange spirituel. Ils ont des sourires aimables, empreints d’une bonté paternelle, laissant affleurer une riche intériorité dont l’essentiel est celé sous une réserve de bon aloi. Le débat porte sur « les métamorphoses du poème » – je ne suis que modérément étonné, au moins on échappe au sempiternel « mort de la poésie ». Les échanges sont polis, assez convenus, une des dames semble un peu plus incisive, ses pendentifs s’agitent. Pourtant la discussion traîne, l’ambiance est plutôt plombée : le public clairsemé écoute placidement, les gens vont et viennent – seuls les habitués n’écoutent pas, ils continuent à se congratuler. On annonce alors une lecture publique de performeurs et plasticiens sonores qualifiés par le présentateur comme « les poètes post-prophètes, les poètes/trans/poètes contemporains de nos temps décomposés ». Waouh ! Et moi qui espérais entendre un bon vieux poète maudit portant l’infini en soi (Hegel)… Je m’éloigne de ce foyer « poético-festif » et cherche la sortie quand un homme dont j’avais croisé le regard à plusieurs reprises dans les allées et devant certains stands s’approche de moi. Silencieusement, il me regarde avec un étrange rictus, sort la main de sa poche et me tend discrètement un flyer, me tourne le dos et disparaît dans la foule. Je rapproche de mes yeux le carton imprimé et lis : “Bon pour sauter une poétesse”.

Illustrations : photographies ©Lelorgnonmélancolique.

Prochain billet le 13 juin.

  1. Druart patrick says:

    Bonjour Patrick,
    D’entrée, la citation de Nietzsche laisse augurer d’une descente en flammes de la poésie et des poètes dans le corps de votre rubrique. Certes, pour avoir parcouru ce marché, il y a quelques années, j’ai pu constater, à mon grand étonnement, que la plupart des poètes ne vendent rien mais pire ne laissent pas en libre lecture leurs oeuvres. Le mercantile avant le partage. Mais, il existe des associations dynamiques qui, alliant différents arts, (musique, danse, sculpture, peinture), à la poésie permettent à celle-ci d’être « vivante » voire moderne, si,si, je vous assure.
    Comme vous, je suis affligé par le spectacle des ces poètes attendant des heures durant qu’on daigne leur acheter un recueil mais je suis tout autant affligé par la saillie de Friedrich qui, tout Nietzsche qu’il est, ne semble pas avoir été très inspiré le jour où il a commis cette assertion (peut-être l’absence d’une muse à ce moment-là).
    Merci pour votre blog
    très cordialement
    Patrick druart

    1. Patrick Corneau says:

      Merci Patrick pour votre commentaire concernant ce billet d’humeur (pour une fois!). Oui, la citation de Nietzsche est sévère et sans doute injuste, mais il faut la remettre dans le contexte culturel de la fin du XIXe siècle où une véritable « dévotion » à la poésie donnait le pire comme le meilleur. Bien à vous, P. C.

    2. Cher Patrick Druart, veuillez considérer que ce ne sont pas les poètes qui louent (fort cher) les stands au marché de la poésie, et que, s’ils essaient de promouvoir leurs oeuvres ce n’est pas par mercantilisme mais par juste solidarité avec leur éditeur, qui non seulement les a publiés mais a aussi investi énergie et argent dans l’action éditoriale et la représentation sur les marchés et salons. Un poète qui ne se donne pas la peine de se déplacer pour soutenir les efforts de son éditeur ne mérite pas que l’on continue à le publier. L’auto-édition l’appelle.

      Une éditrice qui rame !

  2. VERSTICHEL says:

    Que dire sur ce billet moi qui écrit et publie de la poésie depuis plus de 30 ans… que je n’y suis pas car mes éditeurs ne m’y invitent pas ou qu’ d’autres mes éditeurs n’y participent pas. Toute la poésie et tous les poètes ne sont pas à Paris… comme je comprends votre déception de n’y avoir trouvé que des étals qui taisent plus qu’ils disent ce mode de parole qui doit toucher le coeur et l’esprit…

  3. Serge says:

    Il serait intéressant de savoir combien de recueils de poésie contemporaine sont vendus chaque année.
    (sur Livre-Hebdo peut-être)
    Il me semble que le lecteur de poésie, passé l’âge des études littéraires cultive la marginalité.
    J’en profite pour recommander la lecture de Jean-Claude Pirotte et par exemple « Le silence ».

    1. Patrick Corneau says:

      Oui, ce titre de Jean-Claude Pirotte est excellent, mais tout Jean-Claude Pirotte est vraiment bien, un écrivain-poète qui ne donnait pas dans l’esbroufe!

  4. Well says:

    Bonjour cher Lorgnon (redevenu soudainement Mélancolique),

    Il y a des mots qui valent tout un poème, et des poèmes qui ne valent pas un mot.
    Anne Barratin, Chemin faisant (1894)

    Audacieuse immersion dans les ténèbres de la pensée vaguement fleurie, ou tout juste bourgeonnante.
    Je comprends votre réticence à descendre du cinquième ciel de votre Mont Parnasse.
    Les Muses qui voluptent dans ces hauteurs sont tellement plus inspirantes.

    Ah oui, allais-je oublier, on cause de vous en cette zone pseudo-littéraire :

    http://awordaday.canalblog.com/archives/2019/06/11/37414087.html

    À bientôt de vous relire

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Patrick Corneau