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Genèse de l’écriture / L’Énigme de la philosophie grecque

Patrick Corneau

 

Patrick aime assezLa Genèse de l’écriture de Denise Schmandt-Besserat, professeure d’art et d’archéologie du Proche-Orient, porte sur le précurseur immédiat du premier système d’écriture connu au monde : l’écriture cunéiforme. C’est la première étude exhaustive fondée sur l’analyse et l’interprétation d’une sélection de huit mille spécimens de jetons du Proche-Orient provenant de 116 sites situés en Iran, en Irak, au Levant et en Turquie. Destiné au grand public, cet essai magistral est considéré comme l’un des 100 livres de science les plus importants du XXe siècle. Publié par les Belles Lettres, il est aujourd’hui accessible dans une traduction de Nathalie Ferron et augmenté d’une postface inédite de Grégory Chambon (directeur d’études à l’EHESS, chaire « Savoir et culture matérielle au Proche-Orient Ancien ») dans laquelle celui-ci fait le point sur les enjeux toujours actuels des relations réciproques entre écriture et art en Mésopotamie au IIIe millénaire av. J.‑C.

En introduction, la spécialiste de l’origine de l’écriture sumérienne d’Austin résume sa théorie bien connue sur les origines de l’écriture à partir des jetons en argile ou pierre (tokens), des impressions sur bulles ou tablettes et des pictogrammes qui se transforment enfin en signes.
Selon cette nouvelle interprétation, l’invention de l’écriture serait responsable de l’organisation des scènes dans l’art. À partir des décors céramiques (Samarra, Halaf, Susiane), de la glyptique (Tepe Gawra), des peintures murales (Ain Ghazal, Umm Dabaghiyah, Çatal Höyük, Teleilat Ghassul) et des bas‑reliefs sur pierre, l’archéologue remarque qu’avant l’apparition de l’écriture, la composition des motifs géométriques ou animaux se contente de les juxtaposer en séries horizontales ou circulaires, qui ne font que symboliser une idée ou évoquer un récit. À partir du moment où les signes ont été disposés sur des tablettes vers 3500 av. J.‑C., les scènes sont organisées en bandes parallèles qui racontent une histoire (Scarlet Ware, céramique élamite, cylindres‑sceaux, vase en albâtre d’Uruk, peintures murales de Tell Halawi et Mari). Les figures deviennent hiérarchisées d’après leur taille : divinités, rois, puis sujets. Les images sont un langage figuré qui possède ses conventions, ses règles et son vocabulaire.

À l’inverse, entre 2700 et 2600 av. J.‑C., l’écriture ne se retrouve plus seulement sur les tablettes, mais également sur le mobilier funéraire tel que vaisselle en or et cylindres‑sceaux en lapis lazuli (tombes royales d’Ur). Les premiers textes qui ne présentent plus un caractère comptable ou lexical sont les noms inscrits sur ces objets. Plus tard, des inscriptions sur les statues (Mari, Khafaje) comportent également les titres du défunt, son ascendance, le nom du dieu ou du temple auquel elles sont dédiées et une prière pour une « longue vie ». Suivant Ruth Meyer‑Opifice, Denise Schmandt-Besserat attribue aux statues votives une fonction funéraire et suggère que cette « longue vie » soit celle de l’Au‑delà. Ces inscriptions funéraires font la jonction entre deux phases de l’épigraphie mésopotamienne : celle où il n’y a que des textes comptables et celle où l’écriture devient un mode de communication. Une analyse détaillée de la stèle d’Hammurabi au IIe millénaire av. J.‑C. considère ce monument comme le stade final de l’interaction entre l’écriture et l’art.

Cet ouvrage – auquel les Belles Lettres ont fourni une présentation et des illustrations impeccables – apporte une contribution décisive à l’étude de l’art mésopotamien qui est une des sources principales de notre esthétique méditerranéenne. En cela, on peut dire que La Genèse de l’écriture est une œuvre fondatrice, pour laquelle Denise Schmandt-Besserat a reçu de nombreux prix académiques et été distinguée par l’American Association of University Women.

Ceux qui veulent avoir une intelligente synthèse de l’état actuel de nos connaissances sur l’invention de l’écriture peuvent se reporter au monumental documentaire en trois parties d’Arte L’Odyssée de l’écriture, notamment Les Origines (https://youtu.be/6nxhAJmtnrk) titre du premier épisode qui nous emmène sur les terres des trois principaux foyers de civilisation, en Occident, en Orient et dans le monde arabo-musulman où Denise Schmandt-Besserat a conduit ses recherches. 

Patrick aime beaucoup !Passons de l’écriture à ce dont elle a permis le développement : la conscience, la pensée. Chez le même éditeur-diffuseur, je recommande vivement la lecture de L’Énigme de la philosophie grecque du philosophe et poète Arnaud Villani.
Agrégé de Philosophie et de Lettres classiques, docteur d’État, spécialiste de Gilles Deleuze, Arnaud Villani après avoir enseigné la philosophie en Classes Préparatoires Littéraires s’est retiré en 2010 dans le Gard pour se consacrer à la réflexion avec comme projet général l’écriture d’un texte-programme dont l’idée de fond consiste à ne plus séparer concept philosophique et création poétique – pour des raisons théoriques qui remettent en jeu l’histoire de la philosophie et les concepts de la politique. 
Destiné à tous les publics (excepté les notes en encadré, plus techniques) ce remarquable ouvrage n’offre pas une histoire de plus de la philosophie grecque. Plus ambitieux, il se propose d’en résoudre l’énigme. 

Sous la traditionnelle expression classificatoire « présocratiques, pré-platoniciens », Villani devine une rupture grandiose, décisive, irréversible dans laquelle les penseurs de l’« avant » et les penseurs de l’« après » sont saisis sous les espèces de la dramatisation. « Certaines véhémences, écrit-il, qui envahissaient les textes des premiers, ou qui se devinaient sous la détermination socratique et la raillerie platonicienne, m’étaient plutôt le signe d’un combat de géants à enjeu crucial. Comme si la pensée de l’avant était postée devant la pensée de l’après comme devant une catastrophe imminente qu’elle devrait subir, en tant qu’attitude noétique devant le monde et les hommes. » Cette fracture entre deux époques de la pensée, Villani a fini par l’interpréter en se persuadant, d’après les textes, « que l’époque présocratique, dans la vitesse acquise des sociétés du Mythe, conservait de la pensée une constitution et des principes « chaotiques » au meilleur sens, que ruinaient de fond en comble la constitution et les principes de la pensée qu’instaurent Socrate et son disciple ».

Pour Arnaud Villani la pensée grecque se développerait selon deux caractéristiques typiques :
– des premiers Milésiens jusqu’aux Néo-platoniciens tardifs, par une idée qui lui sert de trame (indépendamment de toute évolution chronologique) à savoir une « pensée-mouvement » (hommage à Deleuze), ambiguë, s’intéressant non pas aux êtres et aux choses, mais à l’intervalle ou l’interstice entre ces entités, et voyant dans cet intervalle, le mouvement vif de la réalité et le gage paradoxal de sa stabilité contrastée ;
– une « pensée-substance », tenant les formes diverses (corps et concepts), pour des réalités arrêtées et « absolues », entre lesquelles nul partage n’existe que hiérarchique.

Ainsi les présocratiques, même s’ils ont eu à cœur de persuader, de prendre en compte le discours, les arguments, la dénomination, la raison, n’en tiennent pas moins bon sur le caractère central de la Nature. Or, avec Socrate, Platon et ses successeurs, c’est l’homme « qui devient le référent unique, la mesure de toutes choses, le légitime possesseur de ces entités non-humaines. Il étend même ce titre à des groupes humains, qui reçoivent le statut d’inférieurs, à esclavagiser ou à éliminer ». Arnaud Villani fait l’hypothèse que ce passage d’une pensée à une autre a laissé sa trace dans la forme « duel » du grec, dont on peut noter qu’elle disparaît en latin : ni « un » ni « deux », mais l’unité duelle d’un conflit créateur, aucun des antagonistes n’ayant de raison de céder devant l’autre. Ainsi est produite l’énergie qui résulte du rapprochement de deux pensées contrastées, s’exprimant librement, et s’affrontant, non pour se vaincre, mais pour s’augmenter de différences (ce dont notre époque a totalement perdu l’exercice, cela va sans dire…).

La pensée grecque, sous sa forme la plus vibrante, la plus « dramatique », serait l’histoire de ce paradigme perdu et de la longue bataille qui en est résultée. 
Cette intuition est d’une très grande richesse heuristique pour la recherche en histoire de la philosophie, pour la compréhension du mode de pensée occidental, sa genèse, son destin et ses apories. Arnaud Villani ne manque pas de reconnaître dans son Avertissement la dette qu’il doit à la pensée très avancée de Gilles Deleuze, de « son combat tenace pour la reprise différentielle » qui trouve ici dans ce bel essai une puissante, féconde et convaincante illustration.

La Genèse de l’écriture de Denise Schmandt-Besserat, traduit de l’anglais par Nathalie Ferron, Postface de Grégory Chambon, Coll. « L’Âne d’or », 33 Illustration(s) N&B, Index, Bibliographie, Glossaire, Éditions Les Belles Lettres, 2022.
L’Énigme de la philosophie grecque d’Arnaud Villani, Éditions Encre Marine, Les Belles Lettres, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).

Le Landerneau littéraire vient d’être agité (et divisé) par l’attribution du prix Nobel de littérature à la Française Annie Ernaux, je me permets de donner ici mon bref commentaire sur FB.

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions Les Belles Lettres.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau