La discussion sur l’art étant aujourd’hui laissée aux professionnels du discours (universitaires et journalistes) – qui en ont, de fait, le quasi monopole, on oublierait presque que les artistes sont les premiers à penser leur pratique, que la peinture et la sculpture « pensent ». Réflexions, propos, notes, journaux, correspondances ou entretiens : ainsi la collection « Écrits d’artistes » aux éditions L’Atelier contemporain entend actualiser ce fonds d’une grande richesse, bien souvent ignoré, pour donner à entendre la voix des praticiens de l’art. Aussi est-ce une belle surprise que de découvrir dans cette collection la quasi-totalité des écrits sur l’art, la littérature et le cinéma de Christian Dotremont.
Acteur et témoin de plusieurs mouvements expérimentaux d’après-guerre, dont ceux du surréalisme-révolutionnaire et de Cobra, historien des arts impliqué dans l’histoire qu’il raconte, théoricien resté cependant à l’écart de la théorie par fidélité à la prééminence des sensations immédiates, Christian Dotremont nous révèle à travers les textes rassemblés dans Dépassons l’anti-art – écrits sur l’art, la littérature et le cinéma 1948-1978, de nombreux pans des constellations artistiques et intellectuelles majeures de son époque, dans ce qu’elles eurent de tumultueux et de vivant.
Dans cet imposant volume (940 pages) établi et présenté par Stéphane Massonet, on croise, évoquées à travers leurs œuvres comme à travers leur existence quotidienne, de grandes figures du milieu artistique belge, tels René Magritte et son « anti-peinture » traversée d’humour et de poésie, ou Raoul Ubac et la « forêt de formes » de ses photographies, mais aussi le surréalisme parisien, tels Paul Éluard accomplissant sa « grande tâche lumineuse » dans la nuit de 1940, Nush Éluard servant du porto rue de la Chapelle, ou Pablo Picasso dans son atelier rue des Grands-Augustins, occupé à faire du café et à dessiner sur des pages de vieux journaux, en ces temps de pénurie. On croise également des personnages plus inattendus, comme Gaston Bachelard, lecteur des Chants de Maldoror, Jean Cocteau, « délégué de l’autre monde », ou Jean-Paul Sartre, travaillant frénétiquement à sa table du Dôme, s’interrompant pour lire avec bienveillance les poèmes que lui soumet le jeune Christian Dotremont qui, rappelons-le, avant d’être un des initiateurs du regroupement d’artistes expérimentaux Cobra en 1948 fut un écrivain-poète de talent avec de nombreuses publications (Ancienne éternité en 1940, Souvenirs d’un jeune bagnard en 1941, Vues, Laponie en 1957 ou Logogrammes en 1964, ainsi qu’un roman, La pierre et l’oreiller, chez Gallimard en 1955).
Mais celles et ceux dont il esquisse les portraits les plus denses, ce sont les artistes de Cobra, qui de 1948 à 1951 fut « une somme de voyages, de trains, de gares, de campements dans des ateliers », une manière de travailler en « kolkhozes volants », entre Copenhague, Bruxelles et Amsterdam. Entre autres, sont évoqués avec une finesse critique particulière Asger Jorn qui avec ses toiles « sème des forêts » à l’écart des dogmes, Pierre Alechinsky dont la peinture est « comme un coquillage où s’entend l’orage », Egill Jacobsen inventant des « masques criants de vérité chantée », Erik Thommesen dont les sculptures sont « un grand mystère trop émouvant pour être expliqué », ou Sonja Ferlov qui réconcilie « la pierre et l’air »…
Dans les textes qu’il consacre à ses ami(e)s artistes, on retrouve la musique et les images obsédantes qui animent aussi sa poésie, par exemple l’image de la forêt, pour dire chaque fois les surgissements de la trame illisible du monde qui le fascinent. Artiste à la démarche révolutionnaire, déçu par l’étroitesse des conceptions esthétiques communistes, il se fait théoricien d’un art du non-savoir, contre la propension du « réalisme-socialiste » à ordonner et assujettir à ses principes idéologiques. Il s’agit avant tout pour Dotremont de ne pas trahir « toutes ces confuses sensations que nous apportons nuit et jour ». Pour cela, seule une écriture affirmant sa dimension graphique le peut vraiment. Lignes discursives et lignes expressives doivent être pensées et tracées ensemble, comme en attestent les « peintures-écritures » de Cobra. En 1950, dans un texte fondateur intitulé Signification et sinification (n° 7 de la revue Cobra), Christian Dotremont relate une expérience littéralement renversante : regardant le manuscrit de son texte Le Train mongol en transparence, à l’envers et verticalement, il découvre un univers graphique insoupçonné : « Ma phrase française m’apparut alors comme la couverture chiffrée d’un poème indéchiffrable ». Il conclut : « la vraie poésie est celle où l’écriture a son mot à dire ». Ce choc initiatique marque l’aube d’une entreprise de refondation poétique et d’interrogation esthétique sur les rapports entre texte et image, qui l’amènera quelque douze années plus tard à inventer les fameux logogrammes*, ces véritables poèmes graphiques, tracés au pinceau qui assurent aujourd’hui encore sa postérité de peintre-poète.
Si l’expérience du Train mongol est déterminante pour l’émergence postérieure du logogramme, elle s’inscrit dans un long processus de fascination pour l’écriture, saisie dans sa matérialité intrinsèque. Pour Dotremont, la graphie est une gymnastique débordante, suite d’irruptions, d’interruptions et d’éruptions, en mouvement permanent. « Toutes les personnes qui écrivent font des logogrammes sans le savoir » : les manifestations les plus banales de l’écriture cursive — cahier d’enfant, manuel d’écriture, simple note manuscrite — confirment la dimension organique du geste qui, chez Dotremont, se mue en force créative. Les mots que Dotremont couche impulsivement sur papier s’allongent, se distordent jusqu’à créer une composition d’une grande expressivité. Écriture et peinture fusionnent et se voient ainsi sans cesse réinventées. Dotremont poursuivra l’expérience avec un grand nombre de ses amis artistes (Pierre Alechinsky, Jean-Michel Atlan, Corneille, Karel Appel, Mogens Balle, Hugo Claus ou Carl-Otto Hultén). Poussant peu à peu l’écriture aux confins de sa lisibilité sans néanmoins tomber dans l’abstraction. Car à ses yeux, l’écrivain est un artiste, voire un artisan : les gestes de sa main sont ce qui compte avant tout. Ses écrits sur l’art manifestent cette volonté de réconcilier la dimension intellectuelle et la dimension matérielle de l’écriture, le verbe et l’image, de même, dit-il, que sont réconciliés la création et l’interprétation dans le jazz. L’écrivain doit être, selon ses termes : « spontané » et « sauvage ».
Dotremont appartient à ces artistes qui ont élevé le vagabondage au rang d’une poétique. Chez lui, l’itinérance – véritable dromomanie – était vitale tandis que la sédentarité, régulièrement imposée par la maladie (tuberculose), fut vécue comme un carcan. Du Tervuren natal, il exerça le nomadisme toujours plus au Nord : après le Danemark, la Norvège et la Finlande, sa chère Laponie, dans les villages reculés d’Inari, d’Ivalo, de Sevettijärvi, où il connut « la peur salvatrice de heurter du réel ». C’est de ces incessantes allées et venues dont témoigne l’anthologie Abrupte fable qu’il avait ébauchée sans pouvoir l’achever. Les éditions de L’Atelier contemporain nous en proposent une belle édition établie et présentée par Stéphane Massonet avec une préface de Georges A. Bertrand, illustrée d’une dizaine de logogrammes.
Homme de plume et de lettres, né et mort en Belgique mais grand voyageur, animateur d’art, inlassable chercheur de nouveautés, explorant sans cesse les marges des genres institués, Christian Dotremont est l’une des figures essentielles de l’avant-garde européenne de la seconde moitié du XXe siècle. Même si plusieurs monographies lui ont été consacrées, ainsi que quelques travaux académiques, sa trajectoire est restée en partie méconnue, elle ne le sera plus grâce à ces deux volumes impeccablement éditées, dans une présentation et une reliure soignées – marques d’une facture de qualité que l’on apprécie chez cet éditeur.
* En 1971 Dotremont exposa pour la première fois à la Galerie de France, à Paris, une série de logogrammes ; son ami Yves Bonnefoy qui avait déjà écrit pour ou sur lui, devait rédiger le texte pour le catalogue, alors qu’il enseignait à Pittsburgh aux États-Unis. Le texte achevé a heurté Dotremont, qui n’y a pas reconnu son projet et ils ont décidé ensemble de ne conserver qu’une partie des pages écrites.
Dépassons l’anti-art – écrits sur l’art, la littérature et le cinéma 1948-1978 de Christian Dotremont, édition établie et présentée par Stéphane Massonet, Coll. Écrits d’artistes, éditions de L’Atelier contemporain, (21 octobre) 2022.
Abrupte fable de Christian Dotremont, édition établie et présentée par Stéphane Massonet, préface de Georges A. Bertrand, Coll. Littérature, éditions de L’Atelier contemporain, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie de Christian Dotremont ©Frans Van Den Bremt / Éditions de L’Atelier contemporain.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.