Il reste une semaine avant le dernier tour des élections présidentielles brésiliennes, et pour comprendre ce qui va se jouer entre le président sortant et Lula une lecture s’impose : Cauchemar brésilien de Bruno Meyerfeld publié chez Grasset. Cette enquête du correspondant du journal Le Monde à Rio de Janeiro, longue et précise, dont la dimension est aussi factuelle que littéraire, nous plonge dans la vie et la trajectoire de Jair Bolsonaro, celui qu’il faut bien appeler de ce côté-ci de l’Atlantique un monstre national-populiste et que les Brésiliens ont affublé de multiples apelidos (surnoms) : « le Mythe », « Palmito », « Gros Cheval » ou encore « Trump des tropiques » (même si la comparaison est plutôt défavorable pour Trump…). L’auteur, franco-brésilien, possède le regard qui permet à celles et ceux qui ont une double culture, une double nationalité, immiscés qu’ils sont entre deux peuples, deux nations, cette proche-distance du spectateur engagé qui permet à la fois de sentir et de comprendre, dans son mouvement même, la situation concrète d’une société troublée.
Car, nous, européens bercés (et peut-être bernés) pendant des lustres par l’image mirifique d’un Brésil « samba-football-plage et cocotiers »* avons du mal à croire que ce pays à qui nous avons donné la comtienne devise « Ordre et progrès » soit devenu une nation chaotique, prise depuis de nombreuses années dans la terrible spirale de la crise économique et sociale, de la violence et de la corruption. Bolsonaro et la vérité de ses agissements furieux et ubuesques ne sont pas le fruit de l’imagination ou d’un mauvais rêve éveillé, ils sont bien là, tangibles et concrets – et au sommet du pouvoir. Ils semblent si invraisemblables que l’on a du mal à les saisir. La grâce et l’intérêt de ce Cauchemar brésilien est de nous donner quelques clés de cette tragédie politique en suivant et entrecroisant astucieusement trois fils :
– la vie quotidienne de ce président insomniaque et paranoïaque, déambulant en short-tongs-maillot de foot dans le palais de l’Aurore (Alvorada) – résidence des chefs d’état à Brasilia, où il a peur, comme d’autres présidents brésiliens avant lui ;
– l’itinéraire de ce personnage inculte et rusé, depuis son enfance jusqu’à son arrivée au pouvoir en 2018 à la suite d’une campagne marquée par la violence, la haine des élites et une tentative d’assassinat cyniquement instrumentalisée pour magnifier sa triste personne ;
– un retour sur l’histoire récente de la plus grande démocratie latino-américaine, en proie à des maux, voire des tares à la fois historiques et structurels. Cette terre de magnificence grande comme l’Europe est, depuis des siècles, vouée à l’exploitation et la destruction implacable de la nature ; il y règne un obscurantisme religieux et moral des plus intolérants et cette société métissée, présentée comme un modèle de nation melting-pot, repose d’abord sur un racisme odieux, hérité de longs siècles d’esclavage ; sans parler du népotisme qui permet aux oligarchies de se maintenir via la corruption dans les sphères du pouvoir politico-économique.
Premier président d’extrême droite (de confession évangéliste) à s’installer à la tête de la neuvième économie mondiale, amenant le peuple brésilien à désespérer, à se déchirer – on doute, on s’interroge. Comment un homme qui voue un tel culte à la dictature militaire, clame haut fort son ignorance de la chose publique et de l’économie, qui méprise les femmes, les institutions, la nature, l’écologie et insulte sans vergogne les homosexuels, les noirs et les métisses, a-t-il pu triompher ? De la pandémie de covid-19 qui a fait plus de 600 000 victimes au Brésil (dont 400 000 lui sont imputables) aux immenses brasiers qui ont dévasté l’Amazonie, des tentatives de coup d’Etat aux coups de sang à répétition, jamais dans l’histoire moderne une démocratie n’avait porté pareil personnage au pouvoir. En quatre ans d’un mandat aussi erratique qu’incohérent, Jair Bolsonaro, grande gueule au langage ordurier, aura été l’homme de toutes les outrances, de toutes les transgressions, de tous les favoritismes (l’agronégoce, les militaires, les Églises Évangéliques, etc.). A l’origine d’une liste aussi conséquente que terrible de crimes, de forfaits et abjections (avec la complicité de ses trois fils, dont l’un, Flavio, est soupçonné de corruption), il aura réussi à mettre à genoux l’un des plus grands pays du monde. Comme le résume l’auteur, « il l’a terrassé en taillant à vif dans les budgets ou en remplaçant sans vergogne les chefs des institutions étatiques, il a affaibli ou anéanti la justice du travail, les enquêtes pour corruption des responsables publics, les politiques de protection des minorités, des femmes et de l’environnement, les restrictions sur le port d’arme à feu, les contrôles sur les violences policières et, enfin et surtout, le très populaire Système unique de santé (SUS) et le programme national de vaccination… soit la destruction de tout ce qui, au final, constitue les fondements d’un pays et d’une société ». En comparaison, des figures aussi polémiques que Viktor Orban, Benjamin Netanyahu, Jaroslaw Kaczynski, Nigel Farage, Boris Johnson, Eric Zemmour, Matteo Salvini, Giorgia Meloni ou Donald Trump prennent des airs de pâles nationalistes.
Qu’y a-t-il au fond de cette personnalité aussi effrayante que fascinante ? Un clown triomphant manipulé par l’armée ou un autocrate qui décime son propre peuple ? De quoi Jair Bolsonaro est-il le nom ? Et que dit-il sur le Brésil, sur notre époque, sur l’état des médias et des démocraties ? Un proche de Bolsonaro a confié à Bruno Meyerfeld un avertissement d’importance : « Faites attention. Il y a deux erreurs à ne pas commettre sur Bolsonaro : penser qu’il est fou ou idiot. Il n’est ni l’un ni l’autre ! »
Quelle que soit l’issue du scrutin dimanche 30 octobre, nous devrons tirer les leçons de la séquence Jair Bolsonaro : elle nous raconte une histoire qui va bien au-delà de sa seule personne ou de son seul pays. Elle suit les écueils du progrès, les faiblesses de la politique, les dérives de l’argent, de la religion, d’Internet et du système médiatique. Elle parle de violence, de pouvoir, de passion, de folie. À bien des égards, elle est universelle et nous concerne éminemment. Car, s’interroge Bruno Meyerfeld, « cette grande démocratie moderne, métissée, surconnectée, inquiète, électrisée, polarisée, vulnérable aux fake news et autres appels de pied du populisme, n’est-elle pas sans rappeler les nôtres, en France et en Europe ? »
De fait, il y a derrière Bolsonaro et le bolsonarisme (qui vraisemblablement lui survivra comme le trumpisme à Trump) un vrai projet politique viscéralement antidémocratique œuvrant à la dissolution des structures humaines. Cette nouvelle infamie commence à essaimer un peu partout dans le monde. De sinistres idéologues, de maléfiques « gourous » (dont Steve Bannon n’est pas le moins dangereux) habillent l’essence de la haine – ce matériau gratuit et inépuisable -, la maquillent sous les prétendues « nécessités de l’histoire » pour répandre toujours et encore davantage de sang et de larmes, de malheur et de désespoir.
* J’ai tenté il y a quelques années de battre en brèche ce fallacieux exotisme avec Brasileza (Collection Cahiers & Cahiers, Éd. Caractères) un livre d’admiration « lucide » fondé sur mes voyages au « pays de braise » auquel je me permets de renvoyer les lecteurs.
Cauchemar brésilien de Bruno Meyerfeld, éditions Grasset, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©France•tv – dans le corps du billet document communiqué par Laurence Klinger / Éditions Grasset.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Si le personnage décrit par cet auteur est réélu à l’issue d’élections démocratiques, ce n’est pas tant Bolsonaro qui est à critiquer mais le peuple brésilien. Il existe une stupidité ou un aveuglement des peuples comme des individus.
Moi-même j’ai voté deux fois pour Mitterrand ce dont je ne suis pas fier.
Oui, Serge vous avez parfaitement raison, Jair Bolsonaro est aussi le produit d’un abaissement moral, intellectuel d’une nation entière et largement le résultat d’une faillite de l’éducation (système éducatif et transmission des valeurs intra familiale). De cet effondrement, les gouvernements précédents (Lula) sont responsables. En cela, le Brésil n’est pas un cas isolé, c’est une nation-laboratoire où se joue en partie ce qui nous attend…