Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !121 pages dont la lecture est un pur délice. Il est finalement assez rare d’être maintenu sous le charme avec la même constance, la même appétence de la page 1 à la page 121 dans un recueil de notes. C’est pourtant la gageure brillamment relevée par Jacques Lèbre avec À bientôt*, notes 2003-2013 chez Isolato. Citant Tchekhov (« Il n’y a pas besoin de sujet. La vie ne connaît pas de sujets, dans la vie tout est mélangé, le profond et l’insignifiance, le sublime et le ridicule. »), Jacques Lèbre se demande « s’il faut avoir peur de ce ridicule ou de cette insignifiance dont, pour une bonne part, sont faites nos vies dans leur plus simple quotidienneté ? Faut-il les effacer au risque de tricher ? Ou bien s’agit-il de les rehausser un peu sans toujours y parvenir ? On enlève une note puis on la rajoute après l’avoir enlevée, c’est une perpétuelle oscillation à laquelle, à un moment donné, il faut mettre un terme, au risque de dénaturer définitivement l’ensemble. » 

Ces scrupules sont légitimes. Ils sont néanmoins balayés lorsque ce qui se cherche, comme c’est le cas ici, c’est en premier lieu, le bon équilibre du notateur entre soi-même et le dehors. Quand la juste distance par rapport à soi et au monde est trouvée, on aboutit à la probité d’un regard derrière lequel on sent véritablement quelqu’un (« il faut que je sente quelqu’un derrière ce que je lis » dit Jacques Lèbre) et, qui plus est, un poète. 
L’auteur ne s’ouvrant qu’à ce qui s’exprime spontanément, dans l’instant, on trouvera dans ces pages aussi bien tel aspect du paysage, familier ou découvert au terme d’un voyage, avec de subtiles observations sur la vie de la nature (cervidés, oiseaux, insectes), la ronde des saisons ou les infinies variations de la lumière du jour, les jeux des météores (pluie, neige, vent, nuages), des croquis citadins parisiens (avec parfois sur les mondanités littéraires la légère causticité d’un discret humour qui pétille en maintes situations), la réaction à la vue d’un tableau (Miró, Anselm Kiefer, Edward Hopper), etc.
Un florilège d’aperçus sur le monde comme il va avec ses dons imprévisibles. Mais surtout des notes de lecture avec d’éclairantes réflexions sur la lecture elle-même (tout cela consonant avec l’excellent Le poète est sous l’escalier publié l’année dernière chez Corti), à quoi se mêlent des citations d’auteurs lus sur le moment, « posées comme des jalons pour les éventuels lecteurs qui ne les connaîtraient pas encore » précise Jacques Lèbre. On trouve bien sûr quelques poèmes et de nombreuses remarques sur la poésie elle-même, inattendues, interrogeantes, révélantes – toujours avec la prudence, la modestie de ceux qui savent ou plutôt qui pratiquent ce dont ils parlent… 

Ce livre est particulièrement émouvant parce qu’au fond il essaie, au fil d’une décennie, de dire l’érosion troublante mais inexorable des jours, de témoigner du passage du temps – ses ravages et ses merveilles – tant sur le monde que sur nos vies, avec de saisissants propos (jamais grandiloquents) sur la mort, le deuil, l’absence, la mémoire (la maintenir, la perdre…), la disgrâce des fins de vie diminuées. 
Il y a dans ces pages comme un voile de mélancolie bridée par l’esquisse d’un sourire, une teinte automnale, une tendresse pour la précarité des choses et des êtres (proche du mono no aware japonaisqui leur confère – si je puis oser l’image – comme une « aura » schumannienne, un je-ne-sais-quoi de sentimental dans ce que le sentiment a de plus noble, de plus véridique, autrement dit de plus hautement humain.
A bientôt est de ces petits livres qui parlent une langue simple, juste et universelle : la langue du cœur. Il faut le laisser infuser en dedans de soi pour se refaire une âme. Plus qu’un livre : une source claire où vivifier notre présence au monde.

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Dans l’impossibilité d’arrêter un choix d’extraits significatifs de la manière de Jacques Lèbre, je me résous à donner la première et la dernière note (2003/2013) :
« Ce n’est plus à soi qu’appartient le livre que l’on vient de publier, mais bien à ce seul et unique lecteur, la plupart du temps inconnu. Et peut-être bien que deux lecteurs ne lisent jamais exactement le même livre si bien que l’on n’est guère plus avancé ! Tout juste a-t-on quelques échos d’une réception diffuse comme une mer qui bat, mais loin de vous comme si finalement cela ne vous concernait déjà plus. Et c’est très bien ainsi ! C’est ce qui est à la fois rassurant et très paisible : ne rien espérer, ne rien attendre d’une publication et retourner chaque jour à son travail dans ce rythme lent d’horloge dont vous savez aussi qu’il vous mène vers votre propre fin. » (p. 9)

« Cela ne se vérifie peut-être pas chaque fois, mais plus les immeubles sont récents et plus les fenêtres sont petites. Et les poèmes ? Et les romans ? » (p. 121)

Et puis, tiens, un remord : ces deux notes, on ne peut plus parfaites comme épilogue à cette chronique :
« D’abord cette conviction : un livre, un seul livre, c’est autant de livres que ce livre a de lecteurs. Ou, dit encore autrement, si un roman a trois cent lecteurs, ce sera trois cent fois un roman différent. C’est d’abord la grande chance du livre.
Et c’est bien pour cela qu’aucun compte rendu, aucune note de lecture, aucune chronique ne pourront jamais remplacer le livre lui-même qui, pour n’importe quel lecteur, sera toujours autre chose que ce qu’on en dit.
Par expérience, je sais que bien souvent, presque toujours même, ce sont des citations (et parfois une seule) qui m’auront donné l’envie de lire un livre, bien plus que le commentaire autour
. » (p. 91)

* Le titre qui peut surprendre reçoit une explication page 110 : « À la place de toutes ces expressions convenues et si banales qu’on peut lire sur les tombes et dont la véracité n’est jamais avérée (« À ma chère épouse », « À mon mari bien aimé », « À notre ami cher »), il verrait plutôt l’évidence d’un « À bientôt » qui, lui, ne fait pas l’ombre d’un doute. »

Á bientôt – notes 2003-2013 de Jacques Lèbre, éditions Isolato, disponible en librairie le 4 novembre 2022.

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Chantal Tanet / Éditions Isolato.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau