Patrick Corneau

« Je pense avoir enduré stoïquement assez d’humiliations pour qu’il y en ait une qui me soit épargnée. Le ratage. On rate lorsqu’on s’écarte du chemin qu’on voulait suivre ou lorsqu’on n’arrive pas là où l’on croyait devoir arriver. Mais, moi, je ne me suis jamais cru destiné à une certaine voie. Je suis allé là où le hasard m’a mené, je suis arrivé là où il était bon que j’arrive.
L’essentiel avait lieu ailleurs que dans mes actes visibles. Les autres – amis, femmes et ennemis – suivaient ma vie sur son cadran extérieur, contents de pouvoir lire dans les chiffres quel­que chose qu’on ne lit que dans le marc de café. Et moi, je riais, me sachant tellement loin de leurs calculs.
(…) J’ai souvent pensé au sort d’un pur-sang amené par des aléas à tirer les carrioles de la mairie, attelé avec la dernière haridelle de l’écurie. C’est une image qui ne m’attriste pas. »

Il faut être natif des Carpates, être un compatriote de Cioran et Ionesco pour écrire avec une telle encre…
Ecrivain fétiche de Philip Roth*, Mihail Sebastian (1907-1945) est l’un des plus grands écrivains roumains du siècle. Tué accidentellement par un camion soviétique alors qu’il venait d’être nommé maître de conférences à l’université ouvrière libre de Bucarest en 1945, il fut le grand ami d’Eliade et aussi un magnifique malchanceux. Son Journal (1935-1944) est considéré aujourd’hui comme un document d’une grande importance historique par son témoignage accablant sur l’antisémitisme de la société roumaine de l’époque et le constat désabusé de sa rhinocérisation**.

En effet, à la fin des années 20, Mihail Sebastian est l’une des figures de proue de la jeunesse intellectuelle bucarestoise anticonformiste et contestataire. Mais ses compagnons, Cioran, Camil Petrescu et, surtout, Mircea Eliade, l’ami de toujours, rallient peu à peu les rangs de la Garde de fer, un mouvement d’extrême droite nationaliste, antisémite aussi populaire que sanguinaire. Ces intellectuels le fréquentent comme si l’important était le talent plutôt que les idées (on a vu la même chose en France avec Drieu La Rochelle). Atterré, Sebastian assiste à la conversion « gardiste » de ses amis sans pour autant parvenir à rompre avec eux. Au fil des mesures antisémites, le cercle des fidèles s’amenuise. Il n’en restera bientôt qu’un, et ce sera… Ionesco. Aujourd’hui, on est stupéfait que des romanciers proustiens comme Camil Petrescu aient pu se contenter des approximations primaires de politiciens exaltés – mais n’avons-nous pas eu la même chose en France avec un Jacques Chardonne et quelques autres ?

Mihail Sebastian était un grand amateur de musique, un admirateur de la littérature française. Ayant séjourné à Paris, entre 1929 et 1931, il fréquenta Antoine Bibesco, grand seigneur (nullement antisémite), dont la brusquerie aristocratique le surprenait. Car Sebastian était, par-delà une très mince « différence » religieuse (c’était un agnostique respectueux de la synagogue), un bourgeois moyen, très cultivé, complètement étranger aux excès de toutes sortes.
Quelle étrange attitude que celle des autorités roumaines de l’époque ! Rappelons que le pogrom de Iași du 27 juin 1941 – épouvantable épisode de la Shoah en Roumanie raconté par Malaparte – n’a pas eu une origine officielle… La population a cru que les Juifs avaient partie liée avec les Soviétiques ; Antonescu, chef du gouvernement roumain, déporta les Juifs en Transnistrie (province annexée aux dépens de l’Ukraine), mais refusa de céder aux pressions d’Eichmann. Selon le discours officiel des Juifs mourront de pauvreté, mais il n’y aura pas d’extermination…
C’est ce qui fait l’exceptionnel intérêt du Journal (1935-1944) : on y vit au jour le jour, sous la menace, le cœur serré, mais rassuré en pensant que, sinon l’auteur, beaucoup de ses amis ont survécu à la guerre. La disparition stupide de Sebastian lui a au moins permis d’échapper aux procès staliniens où son nom fut évoqué à côté de ceux des « comploteurs ». Un profond malaise nous saisit à cette lecture, indispensable cependant à qui veut bien connaître l’histoire de la guerre en Roumanie et les souffrances endurées par les Juifs.

L’extrait ci-dessus est tiré d’un récit Fragments d’un carnet retrouvé qui suit le roman Femmes, touchante galerie de silhouettes féminines étonnamment modernes, gracieuses et ondoyantes qui, sans avoir l’air d’y toucher, peuvent atteindre une certaine grandeur tragique.

Les ouvrages disponibles dans notre langue :
– Théâtre (comprend : Jouons aux vacances, L’étoile sans nom, Édition spéciale, L’île), Trad. du roumain par Alain Paruit, l’Herne, 2007
– Femmes suivi de Fragments d’un carnet retrouvé, l’Herne, Trad. du roumain par Alain Paruit, octobre 2007, réédité en 2022
– Journal (1935-1944), Trad. du roumain par Alain Paruit, préface d’Edgar Reichmann, éditions Stock, 2007
– Promenades parisiennes, Trad. du roumain par Alain Paruit, l’Herne, 2007
La ville aux acacias, Trad. du roumain par Florica Courriol, Mercure de France, 2021.

* « Ce Journal extraordinaire, si personnel, qui décrit jour après jour « l’usine de l’antisémitisme » qu’était la Roumanie des années 1930 et 1940, mérite de figurer aux côtés de celui d’Anne Frank dans toute bonne bibliothèque, et de connaître un succès aussi important. » Philip Roth.
** C’est-à-dire la fascisation de grands écrivains roumains.

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  1. pierre lasry says:

    je n’avais jamais entendu le nom de MS jusqu’à ce dernier samedi où j’ai écouté, fasciné, son traducteur et son « lecteur éclairé » autour d’Alain Finkelkraut, ébaucher par petites touches de récits et d’anecdotes, le portrait vivant de cet intellectuel sensible et émouvant.
    On y côtoie l’amitié trahie, on y découvre l’enthousiasme poétique et l’amour des autres ainsi que la déchirure du patriotisme face à l’antisémitisme.
    Les lumières de l’histoire ont fait de l’ombre à tant de figures qu’il y a là matière à féliciter ceux qui leur redonnent vie…

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