Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Ce que j’aime chez Adrien Le Bihan dont j’ai déjà présenté quelques livres, c’est l’art qu’il a de soulever avec élégance – mais détermination – le voile des apparences un peu trop apparentes. Il interroge avec l’acuité de l’historien – non dénué d’impertinence parfois – le calme, l’assurance des faits les mieux établis, des réputations les plus respectées – souvent au nom des consensus les plus confortables, autrement dit les plus paresseux… Que ce soit pour pointer la fragile position d’un représentant de la culture française dans un ex-pays communiste (Un procès clandestin), dénoncer les fanfaronnades militaires et les duplicités idéologiques d’une sommité du roman américain (Autopsie d’une rancœur. Hemingway alias Argo contre général Leclerc), mettre quelques grains de sable dans les rouages un peu trop huilés d’une célèbre émission radio de notre chaîne culturelle, etc.  

Auschwitz Graffiti est la réédition très attendue donc fort opportune d’un livre paru en septembre 2000 aux éditions Librio, préfacé par Pierre Vidal-Naquet et qui, à l’époque, fit pas mal de bruit dans le Landerneau des défenseurs des « lieux de mémoire » à « devoir de mémoire ».
Officieusement chargé, à l’occasion de la visite officielle du président Chirac en Pologne, d’inventorier des inscriptions du Livre du Souvenir d’Auschwitz, Adrien Le Bihan examina une quarantaine de ces graffitis, « surprenants d’originalité ou de platitude, ou présentant un piquant mélange des deux ». Ces écrits de circonstance, d’un genre littéraire jusqu’à présent négligé, survolant trente années d’histoire récente, signés, dans l’ancien camp de concentration, par des inconnus et des célébrités (du général De Gaulle à Jane Fonda, d’une chanteuse soviétique à Mitterrand, de Castro à Kohl et à Chirac), sont l’occasion de portraits souvent cruels et d’un regard qui ne l’est pas moins sur ces lieux communs que sont devenus la « vigilance » et le « devoir de mémoire ». 

Dans l’Avant-propos à cette deuxième édition, Adrien Le Bihan précise la démarche qu’il adopta pour l’étude de ces inscriptions : « Je me suis efforcé de soumettre mes analyses les plus poussées (une trentaine) à trois angles de vue : brève présentation du scripteur ; situation de ce scripteur dans son époque (entre 1967 et 1996) ; confrontation de son graffiti à tel ou tel aspect du camp d’extermination qu’il ne pouvait pas se représenter s’il ne s’était pas suffisamment renseigné auparavant. J’ai essayé de faire en sorte qu’en mettant bout à bout ces divers aspects on obtienne, durant la lecture, une image pas trop infidèle de ce que fut l’horreur d’Auschwitz-Birkenau. Deux survivants m’y ont aidé par leurs œuvres : l’Italien Primo Levi et le Polonais Tadeusz Borowski. » On comprend aisément la nécessité de s’adosser à ces références dont l’immense Primo Levi, exemple insigne de magnanimité, pour émettre la moindre parole à propos d’Auschwitz. 

Car il y a véritablement une « aporie d’Auschwitz ». Le problème, pour quiconque s’aventure à en parler, est celui de la signification éthique et politique de l’extermination et de la compréhension humaine de l’événement. Comment imaginer cela ? Comment le communiquer ? Est-ce possible ? Qui peut témoigner ? Où sont les témoins ? S’ils existent quel est leur degré de crédibilité ? Interrogations abyssales. Primo Levi va même jusqu’à affirmer : « Nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins […], nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habileté ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui […] ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter […]. Les engloutis, même s’ils avaient eu une plume et du papier, n’auraient pas témoigné, parce que leur mort avait commencé avant la mort corporelle. Des semaines et des mois avant de s’éteindre, ils avaient déjà perdu la force d’observer, de se souvenir, de prendre la mesure des choses et de s’exprimer. Nous, nous parlons à leur place, par délégation. » Dans son livre Les naufragés et les rescapés Primo Levi aborda courageusement ce qu’il nomma la « zone grise », zone de « non-responsabilité », « zone  d’ambiguïté » qui sépare les victimes des persécuteurs et « qu’irradient les régimes fondés sur la terreur et la soumission ». « Seule, précise-t-il, une rhétorique schématique peut soutenir que cet espace est vide : […] il est constellé de figures abjectes ou pathétiques […] qu’il est indispensable de connaître […] » 

Allergique à la pensée binaire et à toute forme de manichéisme comme on l’imagine, Adrien Le Bihan ajoute que dans les camps d’extermination, la zone grise était composée de toutes sortes de « prisonniers-fonctionnaires » : fonctionnaires d’un rang inférieur (tels que balayeurs, gardiens de nuit, contrôleurs des poux et de la gale), chefs des équipes de travail, chefs de baraques, secrétaires, prisonniers affectés dans les bureaux. Primo Levi confirme que si certains d’entre eux appartenaient à des « organisations clandestines de résistance », il constate que le pouvoir corrompit la majorité des prisonniers qui en détenaient une parcelle. « Au Lager et au dehors, il existe, estime-t-il, des personnes grises, ambiguës, prêtes au compromis. La situation d’exception qui est celle du camp tend à en accroître les rangs. » Montrant qu’on est « en deçà du bien et du mal », Levi conclut en écrivant : « Nous voudrions dès lors inviter le lecteur à s’interroger : que pouvaient bien justifier au Lager des mots comme « bien » et « mal », « juste » et « injuste » ? À chacun de se prononcer d’après le tableau que nous avons tracé et les exemples fournis ; à chacun de nous dire ce qui pouvait bien subsister de notre monde moral en deçà des barbelés. » 

De fait, pour Adrien Le Bihan « tous les visiteurs d’Auschwitz se trouvent dans le même cas : le pire de ce qui eut lieu, ils ne peuvent pas se le figurer. Les deux grands écrivains d’Auschwitz, Tadeusz Borowski et Primo Levi, les laissent, et nous avec, devant ce trou noir. »
Que vaut alors l’inscription péremptoire sur le Mal (avec sa ronflante majuscule), le monde, l’humanité, la fraternité (« Que d’éthers bienfaisants ou nocifs ! » s’exclame malicieusement Adrien Le Bihan) d’un homme politique, d’une star qui n’écrivent pas, ou pas assez, en connaissance de cause ? Que penser des graffitis de tous ces visiteurs, illustres ou non, qui se confient au Livre et semblent n’avoir appris de l’horreur que ce qu’ils ont glané ça et là au cours de leur toute fraîche visite ? Comment ne pas être scandalisé devant cette pitoyable rhétorique du lieu commun respectueux et prudent, de la platitude passe-partout (Never again, Remember), de l’euphémisme inconsciemment négationniste* (parfois consciemment), de l’évitement circonspect de certains mots (« Juif », « Allemand », « antisémite-antisémitisme », « chambre à gaz », « four crématoire »), du balbutiement ignare et autres galimatias ministériels – bref du permanent aveu implicite de l’incapacité à s’exprimer ? Dans ce marasme du va-tout commémoratif, il y a tout de même des fulgurances comme les quelques mots hésitants de De Gaulle qui ne cèdent ni à la grandiloquence ni à des penchants moralisateurs.

Ce petit livre impitoyable par sa justesse est un grand livre, hautement nécessaire**. Davantage par les questions qu’il pose que par les réponses immanquablement humaines – trop humaines (puisque Si c’est ça, un homme n’est-ce pas ?) – pour être en mesure de résoudre l’ « aporie d’Auschwitz ». Nous touchons là, face à l’inconcevable, à l’irreprésentable aux limites du langage et conséquemment à la compréhension et à la compassion vis à vis de ce qui fut l’absolue négation de toute humanité***. Si comme l’écrivait Ludwig Wittgenstein « Les limites de ma langue sont les limites de mon monde », faut-il alors se résoudre au silence sachant que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » ? Non. Face à l’innommable – sempiternellement travaillé, érodé par l’oubli (l’actualité nous le montre incessamment) – mieux vaut les insuffisantes et précaires tentatives de nos pensées toutes faites, de nos formules éculées et de nos fausses-bonnes résolutions. Il est et sera toujours urgent de rappeler ce que l’Homme a fait à l’Homme, de dissocier l’ombre de la lumière par des écrits ou par des images comme le fit Goya avec la terrible eau-forte n°43 (El sueño de la razón produce monstruos) de la série Los caprichos et d’apporter comme le fait Adrien Le Bihan les indispensables nuances de gris – ce gris, couleur de la vie vécue, qui forme comme le dit Peter Sloterdijk « l’horizon ou le lieu de l’être-dans en général, avec son escorte de tendances, d’incertitudes et de vagues dangers**** ».

Les derniers mots de l’auteur sont un peu mélancoliques mais d’une lucide probité : « Le moment est proche aussi où les formules émues, repenties, roboratives utilisées là seront épuisées, ainsi qu’il arrive aux marbres d’une carrière. L’on protègera les anciens graffitis d’Auschwitz avec autant de soin que les peintures rupestres de Lascaux et l’on se résignera à laisser gouvernants, sportifs et artistes reproduire à leur insu ce que d’autres écrivirent avant eux, à mouiller leur plume de l’encre de prédécesseurs inconnus, admirés ou détestés. La page blanche, pas forcément coupable, ne serait pas loin si je faisais trop d’émules. Nous serions quelques-uns à le regretter. »
Oui, la page doit rester grise – ni blanche ni noire dès lors qu’aucun homme n’échappe à l’ambivalence… C’est ainsi qu’on lutte contre ce cancer de la pensée occidentale, et désormais mondiale : la dichotomie sous sa forme manichéenne qui oppose les choses deux à deux, en chiens de faïence (pensée de guerre). Elle répartit le monde en bons et en méchants, et il est à craindre que même après Auschwitz, les voix nourries d’eschatologies mortifères, d’idéologies d’exclusion ou de haines ancestrales, ne nous submergent.

* Les Allemands appelaient « traitement spécial » (Sonderbehandlung) une extermination de détenus – ainsi assistons-nous aujourd’hui à une « opération spéciale » de la Russie poutinienne…
** Je soutiens l’édition indépendante néanmoins cette réédition n’aurait-elle pas mérité d’être entreprise par un éditeur mainstream ?
*** La Thora raconte qu’Isaac, l’enfant d’Abraham et de Sarah, s’il échappa à un terrible sacrifice garda toujours une trace de ce qui lui était arrivé. Un signe sur son corps qui témoignait de ce qu’il avait vécu : Isaac est devenu aveugle. Son regard s’est obscurci, non pas de vieillesse ou de maladie, mais, selon les sages, parce que ses yeux avaient vu quelque chose qu’il ne pourrait jamais raconter, et sa vision en fut à jamais marquée. Nul ne peut voir la mort en face sans en garder des traces dans les yeux.
**** Peter Sloterdijk, Gris. Une théorie politique des couleurs, Paris, Payot, 2023.

Auschwitz Graffiti d’Adrien Le Bihan, nouvelle édition revue et augmentée avec une préface inédite, 2e édition, Cherche-bruit éditeur, 2023 (20€). LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie du portail d’entrée du camp d’Auschwitz-Birkenau / Cherche-bruit éditeur.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau