Une chose est certaine, s’il existait une catégorie « écrivain d’investigation », Adrien Le Bihan serait en première place. Il excelle à dénouer les fils les plus emmêlés des réputations littéraires les mieux établies et, surtout, les mieux fixées sous le vernis d’une sacralisation supposée intouchable. Quelques figures littéraires s’en sont trouvées redessinées (Isaac Babel et d’autres), disons avec davantage de contrastes, de complexité et moins d’encens – ce qui intellectuellement parlant est toujours réconfortant… Adrien Le Bihan connaît bien les manières et pratiques des services secrets qu’ils soient d’espionnage ou de contre-espionnage ; dernièrement dans Un procès clandestin, il nous avait conté ses démêlés avec la police secrète polonaise des années soviétiques. Il était donc des mieux placés pour étudier les documents échappés de Moscou après la chute du mur de Berlin révélant qu’au lendemain de la publication de Pour qui sonne le glas, Ernest Hemingway avait été recruté par les services secrets soviétiques. Autopsie d’une rancoeur, sous-titré Hemingway alias Argo contre le général Leclerc est l’étude de ces surprenantes archives qui montrent selon des spécialistes américains que leur compatriote n’avait pas fourni délibérément et explicitement aux Russes des renseignements véritablement sérieux. Cela n’empêche que Papa Hemingway – sans être un communiste déclaré – fut un ardent et constant sympathisant des Soviétiques. C’est tout l’intérêt de la démarche d’Adrien Le Bihan qui s’attache à scruter les engagements de l’écrivain-reporter en Espagne, à Cuba et en France mais aussi en analysant ce qui transparaît dans ses œuvres, apportant les preuves (témoignages, lettres) qu’il fut un agent d’influence très déterminé au bénéfice du régime de Moscou. Par ailleurs, Adrien Le Bihan montre que ces convictions personnelles et idéologiques furent renforcées par la façon dont Paris fut libérée en août 1944. Curieusement, cet épisode de la Libération nourrit l’animosité tenace d’Hemingway à l’égard du général Leclerc. Ce dernier, en effet, avait sèchement rembarré Hemingway, correspondant de guerre et prétendu colonel ou capitaine qui cherchait à profiter de l’événement pour jouer les héros. Agissant avec une dose de fanfaronnade déjà bien établie, son intervention fut jugée intempestive, inutile, encombrante à la veille d’une bataille essentielle. S’ensuivit une détestation féroce du maréchal (un buveur d’eau au tempérament plutôt ascétique…) de la part d’un auteur de renommée mondiale « avec un énorme ego à entretenir », ne reculant devant ni les insultes, ni les mensonges pour minimiser l’éclat, la vaillance du stratège commandant la célèbre 2e DB. L’image d’Hemingway qui ressort de cette enquête – qui va bien au-delà de l’affaire de l’agent double – est peu flatteuse mais les allégations d’Adrien Le Bihan sont étayées par une riche documentation et le souci permanent de ne pas sombrer dans le procès « ad hominem » avec jugements et condamnations. Les faits sont donnés, libre au lecteur de confronter la statue de l’écrivain à la réalité de l’homme avec sa complexion faite de névroses, de tares (alcoolisme, machisme, égocentrisme, paranoïa, morbidité suicidaire, etc.), bref toute cette fatalité tragique qui constitue l’arrière-plan particulier et unique d’un génie littéraire. Il faut toujours faire ce distinguo comme en religion on sépare l’idéal de son incarnation, les textes fondateurs de leurs manifestations terrestres (les églises, l’institution) – les rapprochements, comparaisons et raisons viennent après et appartiennent à chacun.
On peut seulement regretter que ce petit livre précis, nuancé et convaincant – qui se lit « tout d’une haleine » – soit édité sous un label très discret.
Patrick Reumaux que j’ai récemment cité pour sa traduction de La prairie. La vie privée d’un champ anglais, du naturaliste anglais John Lewis-Stempel publié dans la belle collection « De natura rerum » qu’il a créée aux éditions Klincksieck vient de donner au Bruit du temps deux ouvrages consacrés à ces « drôles d’oiseaux » que furent les frères Powys : Theodore Francis, Llewelyn, John Cowper. Le premier est une anthologie d’essais dont le titre emprunte au poème « Le Paria » que William Cowper, leur aïeul par la branche maternelle, écrivit un mois avant sa mort, en 1800 : « Aucune voix divine n’apaisait la tempête, / Aucune lumière ne brillait / Quand, brutalement arrachés, sans aucune aide / Nous avons péri, chacun seul […]. » C’est donc sous le signe de la plus inquiétante déréliction que Patrick Reumaux a placé ce volume, dont il est le maître d’œuvre et le traducteur. Les textes à consonance métaphysique (au sens où ils nous renvoient au plus profond de nous-mêmes) des trois frères s’articulent autour d’une sorte de prêche de Theodore Francis intitulé Soliloques de l’ermite. Cette œuvre très personnelle – une des plus grandes réussites stylistiques de l’auteur – n’avait encore jamais été traduite en français. Bien qu’il ne fasse aucune allusion à la guerre qui sévit alors en Europe, T. F. Powys semble avoir écrit là une profession de foi contre les valeurs de son temps : à l’ordre de participer à l’épouvantable vie collective, il oppose la nécessité de la solitude, de même qu’à l’impératif de travailler pour vivre, il répond par l’affirmation du pur bonheur qu’on ressent à ne rien faire : « Je me demande si l’on comprendra jamais que le monde n’est pas fait pour le travail, mais pour la joie. » Requis par la Bible, le seul livre qui vaille à ses yeux (lui qui dit-on ressemblait dans sa jeunesse à Nietzsche), ne peut s’empêcher de s’interroger sur l’écart, partout constatable, entre le plaisir que les hommes tirent du vice et l’ennui irrémédiable que leur inflige chaque bonne action. À la différence de Llewelyn, Theodore Francis n’est pas athée. Pour le reste, il est difficile de dire si ce chrétien (qui préfère de loin la Création au Créateur) ne cache pas, comme John Cowper, derrière son christianisme, un fond irréductible de paganisme. Ce qui est sûr, c’est que cet observateur sourcilleux des variations du baromètre de l’âme (qu’il appelle « les humeurs de Dieu ») habite la Bible comme un inquisiteur diabolique. Cette confession subversive de Theodore est encadrée par onze plus brefs essais publiés par ses frères dans les mêmes années, le tout constituant une excellente introduction aux thèmes chers aux Powys : l’immersion dans la nature, Dieu, l’art de vivre dans la solitude, la puissance hantée du Dorset ou la malédiction. De Llewelyn, Reumaux a choisi six « vies minuscules » consacrées à des maudits ayant vécu entre le seizième et le dix-huitième siècle – à savoir trois poètes au destin tragique : Christopher Marlowe, William Cowper, James Thomson ; un botaniste : Nicholas Culpeper ; un graveur du terroir : Thomas Bewick, et un célèbre dandy, à la Brummel : le Beau Nash. John Cowper complète cette galerie par le portrait flamboyant de trois de ses maîtres : Emily Brontë, Nietzsche et Oscar Wilde à quoi Reumaux a ajouté deux essais de portée plus générale, « L’art du discernement » et « Jugement suspendu ». Aussi différents qu’ils soient les uns des autres, tous les textes rassemblés dans ce volume sont moins des démonstrations rationnelles que des plaidoyers véhéments et passionnés pour un art de vivre opposé aux modes contemporaines. Il y a fort à parier que l’éloge vibrant en faveur d’un individualisme conçu, selon les termes de John Cowper, comme le dernier refuge de « l’imagination libre, débridée, aventureuse et irresponsable » sera aujourd’hui mal reçu par une bien-pensance avide d’humanitarisme consensuel ; en revanche, sa constante et obsessionnelle référence à la Terre, « notre Mère à tous, sage, clairvoyante, subtile, prête à tout endurer » et révérence à « l’esprit massif de la vie », plairont. Avec une jolie impertinence Patrick Reumaux dans La table ronde des Powys, l’essai qu’il publie parallèlement à ce choix de textes, déclare : « Peut-être à cause de l’idée toute faite qui veut que les lecteurs français (qui ont jamais lu Descartes) soient cartésiens, c’est-à-dire aient l’esprit clair – les Powys l’ont obscur – peut-être parce que décidément, comme l’avait prédit Armand Robin, ce temps voit l’apogée des littérateurs, horizontaux – les Powys sont dressés, comme l’armée des morts dans Homère – ce qui se vérifie chaque année dans les foires d’empoigne du livre. » On ne peut mieux engager à la lecture des fulminants rejetons de cette curieuse et géniale famille* car comme l’écrivait ultimement l’aîné John Cowper : « Comment pourrions-nous vivre sans les grands anarchistes de l’âme, sereins et méprisants, dont la haute imagination inviolable rafraîchit et recrée perpétuellement le monde ? »
* Les lecteurs désireux d’aller plus loin dans leur connaissance du monde powysien peuvent se reporter au site POWYS créé par Jacqueline Peltier qui a représenté la Powys Society en France et a été son porte-parole officiel pendant de nombreuses années. Outre de nombreux documents, on trouve une version scannée du numéro spécial automne/hiver 1973 de la revue GRANIT qui consacra à John Cowper un exceptionnel cahier. Et pour mémoire : John Cowper Powys : Une philosophie de la vie de Pierrick Hamelin et Goulven Le Brech aux Éditions Les Perséides.
Adrien Le Bihan, Autopsie d’une rancœur. Hemingway alias Argo contre général Leclerc, éditions Cherche-bruit, 2022.
John Cowper, Theodore et Llewelyn Powys, Les parias, essais choisis et traduits par Patrick Reumaux, Le Bruit du temps, 2022.
Patrick Reumaux, La table ronde des Powys, Le Bruit du temps, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Photographies d’Ernest Hemingway, John Cowper, Theodore Francis et Llewelyn Powys / Éditions Cherche-bruit – éditions Le Bruit du temps.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.