Patrick Corneau

 

Patrick aime pas malParfois la réalité capitale du vrai et du faussé, du bien et du mal qui, de quelque manière tourmentent chacun d’entre nous, appelle une pause, une parenthèse pour adoucir un peu le cours des jours et peut-être aussi pour redonner aux choses leur vraie place dans la toile de fond du monde. Pourquoi alors ne pas se tourner vers ce qui peut ranimer notre lien vital à la nature en lisant ce que nous raconte John Lewis-Stempel à propos de son champ aux confins du Pays de Galles ? La Prairie – sous-titré La vie privée d’un champ anglais est véritablement fascinant : les renards, les milans royaux et les campagnols deviennent aussi intrigants que les héros d’une série Netflix. Au ras du champ : exotisme garanti !
Deux mots sur l’auteur. John Lewis-Stempel est un naturaliste à l’œil filtrant mais aussi (et surtout ?) un écrivain du Herefordshire, à la frontière du Pays de Galles, là « où l’Angleterre finit et où la pluie commence ». Fermier, considéré comme « le meilleur écrivain naturaliste britannique vivant » (The Times), il est le seul écrivain à avoir remporté deux fois le prix Wainwright pour la littérature naturaliste. Quand il n’écrit pas des chroniques sur un large éventail de sujets (des Amérindiens à la paternité ou l’histoire militaire) pour le Sunday Express ou Country Life, Lewis-Stempel élève des bovins, des moutons, des porcs et des volailles. Traditionnellement. Ce qui ne l’empêche pas de nous livrer de longues observations, quasiment méditatives, étayées d’une solide culture botanique (et zoologique) et de réflexions pertinentes que seul un naturaliste éclairé peut fournir après des décennies d’étude de la vie sauvage en gambadant par bois et champs (accompagné d’un chien, équipé d’une paire de bottes et de jumelles 10 x 50). Ce qui surprend et séduit est que John Lewis Stempel est non seulement un naturaliste à « l’œil filtrant » selon l’heureuse expression de Georges Becker, mais aussi (et surtout ?) un écrivain qui a un ton bien à lui, hérité sans doute de ses ancêtres, les Parry, installés depuis plusieurs siècles dans cette partie du Pays de Galles. L’ouvrage aurait aussi pu s’intituler Douze mois dans la vie d’un fermier du Herefordshire ou Les quatre saisons de la prairie de Trelandon. Bâti au rythme des saisons, il suit le fil des mois, à l’image du livre de Llewelyn Powys The Twelves Months (1936), ou les poèmes de Vita Sackville-West The Land (1926) et The Garden (1946). Simple journal en apparence, John Lewis-Stempel nous initie à la contemplation de la nature et à l’histoire d’une région des confins de l’Angleterre, y compris dans son devenir actuel. Traversé de poèmes, ce livre sonde les sols, les airs et les ruisseaux du comté. La flore et la faune, particulièrement les oiseaux (dont le chant suscite une étonnante bibliographie musicale donnée en fin de volume), les renards, les blaireaux, mais aussi les petits mustélidés – putois, fouines, belettes, hermines – ici dépeints avec le naturel et la modestie d’un homme qui se doute que le monde en est encore à balbutier et qui continue de s’étonner.
De loin, un champ a l’air d’un seul tenant – mais de près ? Rapprochez-vous un peu et vous vous apercevrez, par exemple, que ce qui paraît plat ne l’est pas vraiment, comme si notre fermier avait lu, non seulement Hudson, mais aussi Platon, ce qui paraît petit est grand, et ce qui paraît un est multiple. En d’autres termes, la prairie est à elle seule un monde, qui non seulement enchante le regard mais nous frappe par son air d’intense intemporalité. Et cela fait un bien énorme.

Restons au pays d’Albion et progressons vers le nord. 

Patrick aime beaucoup !Kathleen Jamie, poétesse et essayiste enracinée dans le terroir et la culture d’Écosse, semble avoir toujours été fascinée par les destinations les plus septentrionales, soit au pays natal, soit ailleurs, guidée par une boussole intérieure qui indique plus que le prosaïque nord géographique, mais un au-delà de tout qui aurait davantage à voir avec la mythique Thulé, symbole de l’isolement mystique, des confins éloignés. Lieu bel et bien découvert, et pourtant inconnu, monde “Hors de l’Espace, hors du Temps” pour citer Edgar Allan Poe, loin des contrées tempérées où nous confinons notre ennui. Pourtant, pas une once de romantisme dans les récits rigoureux de cette écrivaine de la nature : Kathleen Jamie, fille de prolétaires, ne s’épargne pas quelques moqueries pour le solipsisme romantique « cambridgien » de certains collègues anglais enclins à la morbidité rêveuse. 
Dans Tour d’horizon (Sightlines), Kathleen Jamie nous emmène loin des manigances de nos villes affairées : à la périphérie nord de l’habitat humain, à 40 miles dans l’Atlantique Nord, dans l’archipel écossais des Hébrides intérieures, puis au-delà. Elle regarde les fous de Bassan et les colonies de Macareux moines dans les Shetland, les orques autour de Saint-Kilda, les squelettes de baleines à Bergen, les pétrels et les phoques gris à Rona, les aurores boréales au Groenland. Sur Hirta, elle découvre que des vents de 110 km/h peuvent la renverser. « La sensation n’est pas d’être balayée comme une feuille, mais d’être frappée par un oreiller invisible. Cela ne fait pas mal si on porte beaucoup de vêtements ; on se retrouve simplement à genoux, comme devant un miracle. »
Comme je l’ai toujours cru, si vous voulez que quelqu’un fasse de la bonne prose, prenez la main d’un poète. Ou, peut-être, celle d’une mère débordée, au bord de la crise de nerf. Ou une écrivaine écossaise dont la complexion implique qu’elle conçoive qu’aller dans un endroit où l’homme est absent est une chance insigne. Jamie est tout cela. Lors de son premier voyage à Saint Kilda (raté à cause de la violence des vents) – elle revient et écrit avec un humour placide : « J’étais allée dans les îles désertes, mon mari était resté à la maison avec les petits. C’était lui qui avait l’air ravagé, comme Robinson Crusoé. »
Ainsi donc 14 essais, de longueurs variables, avec un fort tropisme vers le nord (mais pas toujours), caractérisés par une grande prévenance, jamais accablante ou pesamment moraliste. L’idée est de regarder frontalement la nature ou le fruit de nos interactions avec celle-ci. Les résultats sont parfois troublants, dérangeants. Réfléchissant, après la mort de sa mère, sur ce que signifie « laisser la nature suivre son cours », puis légèrement irritée lors d’une conférence environnementale par les discours pontifiants sur les ours polaires, elle se rend chez le professeur Frank Carey, consultant clinique en pathologie à l’hôpital Ninewells de Dundee. « J’ai parlé à Frank du colloque des écologistes et des écrivains, et de leur définition trop simpliste de la « nature » qui me dérangeait. J’étais rentrée chez moi de mauvaise humeur, me répétant Il n’y a pas que les fleurs sauvages et les loutres ». Et donc, ce qu’elle fait, c’est de demander une visite guidée de notre propre corps ; plus important encore, ce qui peut le détruire, de l’intérieur. Cela signifie des cellules cancéreuses, et Kathleen Jamie accepte de regarder la surface interne d’un morceau de côlon cancéreux d’une étendue de vingt-cinq centimètres environ. Ici, le lecteur s’apprête à avoir un haut-le-cœur et envisage de passer outre… Une phrase étrange arrive alors : « Les ganglions lymphatiques ont la consistance de lentilles ou de grains de riz. Ils sont trop durs pour être écrasés et de couleur marron clair ». Quand un style est à la fois intense et dépouillé, d’une impressionnante minutie, il décentre notre regard et nous réapprend à voir le monde (y compris ce qui pourrait nous apparaître im-monde).
Après ces quelques pages implacables, Kathleen Jamie nous convie à aller sous terre, dans le froid souterrain d’une grotte espagnole, où les murs sont recouverts de peintures d’animaux néolithiques plus anciennes que celles de Lascaux. Décrivant les stalagmites aux formes étranges, elle écrit : « Nous sommes entrés dans un corps, et nous évoluons dans ses conduits et ses canaux et les lieux où s’accomplissent les transformations métaboliques. La salle où nous nous trouvons est couverte de zébrures couleur rouge-fer ; cela ressemble à l’intérieur d’une boîte crânienne, un espace mental, comme si nous étions des pensées suscitées par une imagination souterraine… » À ce moment-là, j’ai reposé le livre et ai pensé que le dithyrambique John Berger avait vu juste en déclarant : « Une enchanteresse de l’essai. Jamais pittoresque ni lyrique, elle traduit l’indéfinissable à l’oreille du lecteur. Touchez ses mots et ils vous emporteront. » C’est véritablement ainsi jusqu’aux dernières pages…
On lira avec profit (particulièrement en ces temps caniculaires !) dans la même veine et chez le même éditeur, Strates (Surfacing), autre livre remarquable de Kathleen Jamie qui nous transporte dans la pleine lumière de l’Alaska, les vents violents de l’île de Westray puis dans l’intimité de la narratrice.

John Lewis-Stempel, La Prairie – La vie privée d’un champ anglais, traduit de l’anglais par Patrick Reumaux, illustrations (superbes !) de Sandra Lefrançois, coll. « De Natura Rerum », éditions Klincksieck, 2022.
Tour d’horizon de Kathleen Jamie, traduit de l’anglais (Écosse) par Ghislain Bareau, éditions La Baconnière, 2022.
Strates de Kathleen Jamie, traduit de l’anglais (Écosse) par Ghislain Bareau, éditions La Baconnière, 2020. LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographies de John Lewis-Stempel et de Kathleen Jamie – (Dans le billet) dessin de Jacques Sempé  ©L’Atelierduroman / Éditions KlincksieckÉditions La Baconnière.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Que du plaisir avec les livres dont vous parlez
    j’ai sur ma table en ce moment cette prairie magnifique, et dont le titre m’a enchanté Vie privée d’un champ anglais !!
    je viens de lire Roger Deakin l’amateur de forêts, kathleen Jamie est dans ma bibliothèque depuis le premier livre traduit Dans l’oeil du faucon et les deux titres plus récents que vous citez tous m’ont enchantés
    je fais partie des personnes à mobilité très réduite et c’est un souffle d’air que ces livres qui enchantent et transportent ailleurs
    merci pour tous vos billets toujours intéressants

    1. Patrick Corneau says:

      Merci Dominique pour votre commentaire et nous faire partager votre enthousiasme pour ces écrivains naturalistes qui, il est vrai, apportent un souffle d’air vivifiant qui nous change de la littérature du « tout-à-l’ego ».
      Bien cordialement à vous,
      🙂
      P. Corneau

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