[⏱ 10 minutes] Voilà un livre qui tombe à point. En effet, depuis quelques semaines de tragiques événements amènent nos regards à se porter vers l’Est où « il y a beaucoup de nouveau » et étrangement sous ce nouveau des legs anciens toujours efficients. Un procès clandestin d’Adrien Le Bihan se déroule dans la Pologne des années 70-80 avant que ce pays ne devienne le partenaire un peu turbulent de l’Union européenne ; il n’est pas indifférent d’être replongé dans cette période des années soviétiques pour comprendre une part de l’actualité la plus récente.
Adrien Le Bihan est un haut fonctionnaire, il a exercé pour les services culturels français dans de nombreux pays différents (Inde, Autriche, URSS, Madagascar, Espagne…) dont la Pologne comme attaché linguistique (Institut français de Cracovie). C’est le cas du narrateur de ce récit dont on comprend tout de suite qu’il est inspiré de la propre histoire de l’auteur et que nous lisons un « roman-vrai » dont le propos est de dépeindre les agissements d’un pays membre du pacte de Varsovie en proie à la paranoïa d’État – comme l’étaient tous les régimes communistes ou socialistes avant la chute du Mur de Berlin. La police secrète polonaise joue, en effet, un rôle majeur dans ce qui fut vécu par l’auteur comme une sorte de longue hallucination. Agent supposé plus que réel de l’Occident, surveillé, menacé, puis manipulé par l’implacable SB (le Service Sécurité de la défunte Pologne populaire), le narrateur accomplit son travail d’attaché linguistique avec une conscience irréprochable, fait des rencontres féminines, devient père, ensuite époux, puis homme divorcé et légalement privé d’autorité parentale sur sa fille. Il traverse les remous de sa vie sentimentale sans jamais comprendre avec certitude ce qui lui arrive.
Mais coup de théâtre lié au destin historique de l’Europe, son existence lui est, en quelque sorte, révélée des années plus tard par l’ouverture des archives policières déclassifiées et devenues accessibles. Il explore alors trois volumineux dossiers le concernant. C’est là que les choses deviennent intéressantes et, dépassant le cadre de l’anecdotique, justifient le passage à l’écriture, à la romanticisation (le fameux « mentir-vrai »). Le narrateur découvre un autre lui-même, au pittoresque nom de code de « Hospitant », entièrement façonné par une pléiade de sbires qui cherchent par tous les moyens à prouver son activité d’agent de renseignement. Adrien Le Bihan, dépouillant ce matériel délirant et le confrontant à ses carnets et ses souvenirs, pénètre dans les rouages de la bureaucratie des services secrets polonais dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont labyrinthiques et obéissent à une logique hautement retorse. Tout un dispositif de surveillance fut mis en place pour suivre le Français dans ses déplacements et surtout pour alimenter un dossier à charge d’espionnage. Persuadé qu’Hospitant exerce une activité de renseignement, on essaie de saisir sur lui des documents compromettants ou de le surprendre en train d’en communiquer.
Adrien Le Bihan décrit très minutieusement – avec un certain humour détaché – comment son entourage professionnel, amical fut convié (de manière plus ou moins contraignante) à « moucharder » sur sa personne (comportement, fréquentations, idées, goûts, conversations, etc.). Tout cela serait compréhensible et acceptable si les affaires de cœur n’interféraient dans le tableau. Particulièrement, le surgissement de la paternité qui vient donner une dimension tragi-romanesque (à défaut d’être tragi-comique) à cet épisode polonais. La venue au monde en Haute-Silésie de Milena, la fille unique du narrateur, qui plus est dans une période politiquement troublée (émergence de Solidarność), apporte à l’intrigue un rebond décisif, une sorte de MacGuffin sentimental puisque la mère va s’attacher en complicité plus ou moins avérée avec les autorités à dérober l’enfant à son père – lequel ne la retrouvera que longtemps après, à force de persévérance astucieuse pour déjouer quelques mauvais coups. Diverses stratagèmes sont employés pour le faire tomber : prouver qu’il est un « observateur des mouvements et engins de l’armée polonaise et soviétique » parce qu’on l’a vu près de la frontière russo-polonaise ou d’une base militaire sensible ; on essaie de le piéger en lui faisant remettre des lettres compromettantes avant qu’il ne monte dans le train pour Vienne où il sera dûment contrôlé, etc. Le but est d’avoir un moyen de pression pour le « retourner » et obtenir qu’il espionne pour le compte de la Pologne.
Pire : dans les tractations tortueuses avec l’administration judiciaire ou consulaire polonaise pour faire reconnaître ses droits de père, on essaie de le pousser à la faute qui le déconsidérera auprès des autorités françaises – le cynisme du léviathan bureaucratique est sans limites… J’imagine qu’il a dû être fascinant pour l’auteur de constater l’énergie et la diversité des moyens déployés autour de son double alors que lui-même vaquait tranquillement à ses activités. En l’ignorance bien évidemment de la stupéfiante, surréaliste image qu’on se faisait ou plutôt que l’on construisait de lui. On peut en frémir comme le dit l’un des exergues emprunté à Gérard de Nerval, l’autre citation de Thomas Bernhard nettement plus radicale : « Tout ce qui est écrit, imprimé, ce sont des faux, même les actes de naissance. »
Oui, « je » est un autre, dans le regard d’autrui certes, mais aussi ultimement pour nous-même. Quelles preuves avons-nous de ce que nous sommes ? Aussi ai-je été quelque peu surpris par l’épilogue intitulé « L’armoire de Kafka » où sous le prétexte de démentir une passerelle entre son livre et le Procès de Kafka, l’écrivain nous livre des astuces de conception et des clés de son roman qui n’apportent rien de plus que le « décamouflage » auquel il avait procédé sur son blog par rapport à L’Arbre colérique. Journal de Cracovie 1976-1986 (La Découverte, 1987) qui traite des mêmes événements – efforts d’élucidation, justification qui ne font qu’en appeler de nouveaux comme si l’horizon de la vérité reculait désespérément devant chaque tentative d’éclaircissement. Ou plutôt, ce qui me paraît plus vraisemblable, comme si Adrien Le Bihan féru d’investigation car avide de secret voulait paradoxalement préserver cette part de mystère (camouflage ?) qui entretient la flamme de l’écriture et peut-être, au fond, son appétence pour l’existence. À quoi bon vivre s’il n’y a rien à clarifier, méditer, registrer et mettre en ordre ?
J’avais lu ça et là Adrien Le Bihan : dans la Revue des Deux Mondes, dans Sigila et puis un singulier petit livre Auschwitz graffiti (Librio, 2000, préfacé par Pierre Vidal-Naquet). Son précédent roman au Temps qu’il fait, Le désir de Velásquez attrapé par Picasso, m’avait moyennement convaincu par un jeu de ping-pong (d’une érudition très enjouée certes) entre les peintres mais avec pas mal de balles perdues assez loin de la table… Et puis, je me souviens d’un entretien avec Pierre Pachet lors de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut sur France Culture autour de la figure d’Isaac Babel dont Adrien Le Bihan a donné une biographie (Isaac Babel, l’écrivain condamné par Staline, éditions Perrin, 2015) : des échanges parfois un peu tendus, ses deux interlocuteurs défendant une vision hagiographique de l’écrivain d’Odessa que Le Bihan ne partageait pas. J’avais aimé les nuances et prudences du biographe rigoureux pour évoquer un personnage plus complexe, plus ambigu que ne le voulaient face à lui deux admirateurs inconditionnels. Je suis heureux avec Un procès clandestin d’avoir mieux approché l’écrivain et la personne.
Un procès clandestin suivi de L’armoire de Kafka d’Adrien Le Bihan, éditions Le temps qu’il fait, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : Photographie d’Adrien Le Bihan ©Le temps qu’il fait / Éditions Le temps qu’il fait.
Prochaine chronique le 1er mai.