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Fragments du journal intime de Dieu

Patrick Corneau

Patrick aime assezJe viens d’apprendre que selon le cosmologue Paul Sutter, professeur d’astrophysique à l’université Stony Brooks de New York, la galaxie se dirige vers quelque chose que nous ne pouvons pas clairement identifier, et le point focal de ce mouvement est le Grand Attracteur, le produit de milliards d’années d’évolution cosmique. Cependant, selon les astronomes impliqués dans cette étude complexe, il est très probable que notre galaxie n’atteigne pas l’objectif fixé par le Grand Attracteur, malgré la vitesse impressionnante à laquelle elle se déplace (600 kilomètres par seconde). Pourquoi ? Selon Sutter, nous n’atteindrons jamais notre objectif parce que la force accélératrice de l’énergie noire détruira l’univers dans quelques milliards d’années. En fait, il n’est toujours pas possible de le dire avec précision, mais l’une des principales théories avancées par les scientifiques conduit à penser que le Grand Attracteur est une grande structure de matière noire située au sein du superamas de galaxies connu sous le nom de Laniakea, qui a la capacité d’attirer les galaxies dans un rayon d’environ 300 millions d’années-lumière.
Laissons le Grand Attracteur (qui ne tardera pas à nous rattraper) et dérivons un peu vers la tradition.

Elie Wiesel nous a appris que Chouchani – le maître qui initia Emmanuel Levinas à l’étude de la Torah – disait que « l’homme se définit par ce qui l’inquiète, non pas par ce qui le rassure ». De ce Chouchani, homme aussi fascinant qu’inquiétant, une seule chose lui était restée : les preuves de l’existence de Dieu. « Il (Chouchani) en avait sept. Je ne me rappelle plus qu’une seule. Il disait : ‘Tout dans la nature se meut, non ? La Terre autour du Soleil, les atomes dans chaque matière… Alors si tout se meut, il doit y avoir un point fixe, quelque chose qui est tranquille et qui met tout en mouvement. C’est cela la preuve de Dieu.’ Mais, ajoute Elie Wiesel, il y en avait six autres ! »
Vous voyez où je veux en venir : ce point fixe n’est-ce pas ce Grand Attracteur qui met l’univers en branle ?
Savez-vous que ce « point-repos » (still point) du monde, le poète T. S. Eliot l’a évoqué dans son célèbre « Burnt Norton » (Quatre Quatuors. Poésie, édition bilingue, trad. de Pierre Leiris) ?
Au point-repos du monde qui tourne. Ni chair ni privation de chair ;
Ni venant de, ni allant vers ; au point-repos, là est la danse ;
Mais ni arrêt, ni mouvement.

Après avoir fait converger science, tradition et poésie, imaginons qu’un littérateur soit suffisamment chutzpah pour oser se transporter dans les pensées de ce que nous avons successivement appelé le Grand Attracteur, le point fixe ou point-repos du monde. Et que, de cet hyper-point-de-vue-de-Sirius, il nous dise “nos quatre vérités” et même un peu plus… Je ne connais qu’un seul mécréant magnifique pour oser une si prodigieuse irrévérence : Lambert Schlechter.
Voici donc les Fragments du journal intime de Dieu qui viennent secouer le Landerneau des boutiquiers de la religion, paru chez le bien nommé éditeur L’herbe qui tremble – car il y a de quoi faire trembler le plus petit pascalien* ciron de la création !
Il fallait la stature d’un Lambert Schlechter pour – après les 655 pages de Murmure du monde, ce vaste arc sur lequel ce grand loquèleur, vient ressasser le malheur et l’aubaine d’être – venir se glisser dans les arcanes secrètes, les pensées privées du Grand Attracteur.
Il était temps qu’un esprit autorisé, c’est-à-dire perdu entre la danse du néant des plus lointaines galaxies et la chute d’un pétale de tulipe, se fasse scribe sous la dictée de Dieu.

En vérité Lambert Schlechter outrepasse un peu son rôle. Il se prend carrément pour Dieu ! Mais avec une primesautière légitimité, une pointe de sprezzatura (l’assimilation en acte de la désinvolture en haute liberté humaine), et surtout une lucidité, une distance ironique qui ne manquent pas de surprendre. Depuis la zone altière de son éternité, Dieu a pris le temps et assez de recul pour examiner sinon reconsidérer quelques aspects emblématiques (si ce n’est problématiques) de son rapport avec les descendants d’Adam et d’Eve.
Après des millions de pages de théologie & d’apologie compilées par ses fidèles, cet opuscule hautement subjectif de l’Auteur de toutes choses constitue, peut-être à son insu, une sorte de confession radicale où s’exécute sa finale & fatale auto-réfutation.
Au fond, fragment après fragment, il appert que l’Auteur de toutes choses NE COMPREND PAS l’homme dont les “voies” lui paraissent non pas impénétrables mais délirantes, fantasques voire magnifiquement farfelues
Apprenant cela, on respire mieux, nos épaules s’allègent, notre nuque se détend, l’angoisse s’estompe, nos vies reprennent des couleurs.
Après ces révélations** ne pensez pas que nous en avons fini avec God. Certes, l’humanité ne ressort pas grandie de l’éreintage de ses nombreuses lubies, phobies, folies, absurdités, mythomanies et autres théodicées… Mais quelle aubaine pour la peinture d’occident ! Non, God a plus d’un tour dans son sac de matière noire : il reste à “éclaircir” (unveiling) cette mystérieuse présence-absence avant qu’elle n’engloutisse tout – et le reste.

FRAGMENT 4 998 – Leur obsession de la virginité m’a toujours intrigué et même, je dois dire, de temps en temps elle m’énerve un peu, tant il y a là-dedans un emmêlement passablement malsain de physiologie approximative, de sexologie apocryphe et de mythologie de pacotille.
Afin de faire naître le Nazaréen d’une vierge, ils ont grossièrement faussé deux versets du VIIe chapitre de mon très ancien livre « Isaïe », où je raconte les démêlés du prophète avec le roi Achaz – et une prophétie tout à fait ponctuelle qu’Isaïe fait à son roi, devient par manipulation (et par le truchement de l’ange Gabriel, encore lui !) une prophétie valable (tant de siècles plus tard) pour la conception de Jésus, dans le 1er chapitre du livre de Matthieu, versets 22 et 23.
Et ce n’est pas fini : traduisant le vers d’Isaïe, ils commettent une grossière faute, puisque le mot jeune femme du texte hébreux, devient en grec (et plus tard en latin) le mot vierge. Un écolier, en première année de langues anciennes, serait vertement réprimandé pour une telle erreur et désinvolture – pas les docteurs qui génération après génération répètent cette ânerie en échafaudant leurs savantes doctrines virginales.

FRAGMENT 2 303 – C’est Ève ma préférée. Pendant des siècles l’exégèse mâle s’est acharnée à gommer ça.
Le fruit de la connaissance, c’est elle qui le cueille.
C’est elle qui a compris qu’il fallait absolument quitter ce Jardin de fade bonheur et d’ennuyeuse perfection. Elle n’avait aucune envie de passer une éternité aux côtés de cet homme indolent, béat et sans initiative ni charnelle ni intellectuelle.
Par son geste de primordiale désobéissance elle accomplit la transgression qui fonde l’humanité.
C’est Ève qui invente le temps, instaure la connaissance et le désir.
C’est Ève qui trouve la mort et donne la vie – et ce qui fait vivre : le besoin de savoir et l’envie de jouir.
Adam ne fait que croquer la pomme qu’Eve vient d’arracher à l’arbre interdit – mais désormais il va bander et cogiter.
Si Eve n’avait pas désobéi, ils n’auraient pas inventé la roue, si Eve n’avait pas désobéi, ils n’auraient pas transformé la mécanique du coït en un rite d’érotiques délices.
Ma seule intervention dans tout ça, c’était d’interdire.
Et l’admirable riposte de la femme m’a épaté.

FRAGMENT 2 381 – Jamais je ne comprendrai leur psychologie, je veux dire comment ils organisent et structurent leur âme, et dans les structures de cette âme leur attention à moi et leurs attentes de moi, sans se rendre compte, apparemment, à aucun instant, combien j’ai à m’occuper, à tout instant, de ces millions de milliards de milliards d’étoiles, de protoétoiles, de planètes, d’exoplanètes, de comètes, d’astéroïdes, d’aérolithes, de météores, de nébuleuses, de supernova, d’amas globulaires, de quasars, de blazars, de pulsars, de galaxies, de trous noirs, pour éviter déraillements et collisions, bon, des fois, ça se rentre dedans, il y a des débris et des dégâts, on se souvient peut-être de ce gros pavé qui, il y a 66 millions d’années, a éteint à jamais l’intrépide tribu des dinosaures, mais dans l’ensemble ça tourne, les orbites fonctionnent, il y a une réelle harmonie, que même les anciens stoïciens ont reconnue et célébrée, c’est grandiose, et d’après ce que j’observe depuis un certain temps, ils sont en train d’explorer tout cela, depuis quelques décennies ils hubblisent mes constellations, voyant de plus en plus les choses comme je les vois, c’est vraiment grandiose, je dirais presque divinement grandiose, les images qu’ils captent dans un espace incommensurable et dans un abîme temporel indescriptible, sont estomaquantes, et pourtant beaucoup d’entre eux continuent à s’obstiner, paranoïaquement, et chacun pour soi dans sa propre folie de sa propre grandeur (mais qui est d’une petitesse si petite qu’elle n’est pas perceptible), bref, ils s’obstinent à croire (croire !) que j’ai le temps et le loisir d’être attentif à chacun d’eux, écouter & exaucer leurs prières, acquiescer à leurs fantasmes de résurrection et d’immortalité, alors que j’ai, excusez du peu, tout l’Univers sur les bras.

* Ce même Pascal n’était-il pas en quête d’un point fixe dans la morale ? Point indéterminable qui met en mouvement le discours de l’habile, pensée de derrière et d’où il juge toutes choses, point imperceptible en son lieu du tout ou rien, le point où tout se décide.
** “Le Dieu de ma mécréance est magnifique” Yankev Glatshteyn – citation placée en exergue de Fragments du journal intime de Dieu.

Fragments du journal intime de Dieu de Lambert Schlechter, collection « Trait d’union », Éditions L’herbe qui tremble, 2023 (16€). LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Lambert Schlechter par Katia Feltrin – dans le billet : dessin de Jean-Jacques Sempé / Éditions L’herbe qui tremble.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Serge says:

    J’ai enfin l’explication de ma grande sérénité et de ma sagesse.
    JE suis le point-repos autour duquel tourne l’univers.

    1. Patrick Corneau says:

      Grand bien vous fasse ! J’ai peur que vous soyez quelques-uns dans ce cas, d’où quelques conflits de préséance… 😉

  2. Breuning Liliane says:

    On n’EST pas chutzpah,
    on A la chutzpah!

    Vous n’êtes pas juif,
    ça s’entend…
    (moi, non plus d’ailleurs.)

    Bien à vous, cher Lorgnon.

    1. Patrick Corneau says:

      Je ne suis pas juif mais mon épouse l’est (et cela ne s’entend pas). Elle connaît le yiddish et me confirme que « chutzpah » est adjectif et substantif, on peut donc « être chutzpah » et « avoir la chutzpah ».
      Bien à vous, chère Liliane. 🙂

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