“Pour celui que cela concerne.”
On Certainty (Uber Gewißheit) recueille des notes écrites par Ludwig Wittgenstein (1889-1951) juste avant sa mort, compilées plus tard par son élève Elizabeth Anscombe et publiées à titre posthume en 1969. Le thème central dans On Certainty est la relation entre la connaissance et la preuve, la croyance et la preuve, la confiance et le doute :
§166. La difficulté est de réaliser l’absence de fondement de notre croyance.
§196. Bien sûr, la preuve est ce que nous acceptons comme vrai, c’est la preuve que nous agissons sûrement, en agissant sans aucun doute. Ce que nous appelons “une erreur” joue un rôle tout à fait particulier dans nos jeux de langue, de même que ce que nous considérons comme certaines preuves.
§253. À la base d’une croyance bien fondée se trouve une croyance qui n’est pas fondée.
§299. Nous sommes satisfaits que la Terre soit ronde.
§368. Si quelqu’un dit qu’il ne reconnaîtra aucune expérience comme preuve du contraire, c’est après tout une décision. Il est possible qu’il agisse contre elle.
Parmi ces notes, une en particulier a toujours attiré mon attention par son étrangeté, le paragraphe 299 : « We are satisfied that the Earth is round » – « Nous sommes satisfaits que la Terre soit ronde ». Non moins étrange est la traduction qu’en donne l’édition Gallimard : « La Terre est ronde, nous nous y tenons » (Coll. Les Essais, 1965, Coll. Tel, 1976).
J’ai toujours été perplexe non seulement par l’utilisation de l’anglais dans un manuscrit en allemand, mais surtout par le sens épistémologique de “être satisfait”.
Très récemment, en surfant sur Internet, j’ai trouvé un commentaire de Lars Hertzberg, professeur émérite de philosophie à l’Université Abo Akademi en Finlande : « Clairement Wittgenstein n’informe pas quelqu’un (qui serait-ce ?) sur la forme de la Terre, ni ne prend parti dans un débat sur sa forme (quel débat serait-ce ?), mais choisit l’exemple d’une phrase qui manifeste une certaine attitude dans notre façon commune de questionner et de discuter des choses. ».
Le commentaire est tout à fait correct : nous savons que la phrase « la Terre est ronde » est vraie car elle correspond à notre perception du monde (notre façon commune d’interroger et de débattre des choses).
Malheureusement, l’explication ne supprime pas mes deux doutes. Mettons de côté ma perplexité sur l’usage de l’anglais, cela implique trop de problèmes de sens dans l’exercice de la traduction. Passons.
Qu’en est-il alors de la “satisfaction épistémologique” de partager une même façon de questionner et de discuter des choses ? Certes, quoi que nous discutions ou évaluions, nous parlons à partir du bagage (forcément limité) de connaissances et d’informations que nous possédons.
Si la terre sur laquelle nous nous tenons est ronde et pleine, ce n’est pas une propriété essentielle de notre expérience mais une construction imaginaire. Si, comme le prône la phénoménologie, le but est d’analyser le monde “tel que je le vis”, rien n’indique dans mon expérience actuelle que la terre soit ronde, pleine et qu’elle tourne autour du soleil plutôt que l’inverse. En réalité, mon expérience actuelle comporte des traces, ou un halo de représentations qui donnent au monde tel que je le vis sa géographie particulière, et celle-ci ne ressemble pas forcément point par point aux cartes, du reste approximatives, qui s’agrègent dans ce qu’on appelle le “sens commun”.
Notre vision du monde repose sur notre connaissance des choses, des personnes et des lieux – et du monde en général, telle que nous les transmettent la science, la religion ou l’expérience quotidienne. Le plus souvent, comme l’argent que nous possédons et dépensons, nous ne nous enquérons pas de sa provenance, ni comment il est arrivé entre nos mains, nous ne questionnons jamais les conditions (validité/fiabilité) de sa source.
En fait, toute communauté sociale se fonde sur un ensemble partagé de croyances et d’approches sur la “discussion des choses” qui sont rarement remises en question par ses membres : c’est la transmission et l’adhésion à cet ensemble partagé (le “sens commun”) qui assure, selon chaque communauté, la validité de ses propres propositions. Autrement dit, il y a dans ce que nous estimons relever de la connaissance objective, une part de croyance dont la seule force est de tendre vers le collectif et d’être ainsi reconnue, par convention, comme “véridique” dans l’épistémè à un moment donné. Nous donnons un entier assentiment à ce qui nous échappe et refusons de le reconnaître car ce serait nous contredire. Cette croyance est inébranlable car ce qui la soutient est d’une force bien plus considérable que toutes les preuves et raisonnements : nous préférons le confort et la paix de l’illusion* à l’anxiété du questionnement. Questionner c’est assumer son libre arbitre ; mais aujourd’hui l’exercice de la liberté est devenu insoutenable, aussi préférons-nous la servitude volontaire.
Concernant le cru et le su, une anecdote pourrait expliquer bien des confusions dans lesquelles nous nous enfermons jusqu’à en périr… Rencontrant un ami dans un couloir de l’université de Cambridge, Wittgenstein lui demande : « Pourquoi les gens disent-ils qu’il est naturel de penser que le Soleil fait le tour de la Terre plutôt que la Terre tourne sur son axe ? »
L’ami répondit : « Eh bien, évidemment, parce qu’il semble que le soleil fasse le tour de la Terre ».
A quoi le philosophe demanda : « Alors, que se passerait-il si la Terre avait l’air de tourner sur elle-même ? »**
Si l’on transpose cette anecdote au domaine de l’éthique et de la politique, il y a peut-être matière à moudre le grain de la discorde…
J’ai demandé à ChatGPT de me proposer une interprétation du §299 de Wittgenstein. J’ai relancé ma requête deux fois, obtenant des réponses plus ou moins paraphrastiques. Je ne donne que la première réponse (ci-dessous), les deux suivantes sont ici (lisez-les si vous voulez enfoncer le clou de la compréhension) :
– ChatGPT : « Dans ce fragment, Wittgenstein semble dire que nous sommes satisfaits ou convaincus que la Terre est ronde. Cela peut sembler être une affirmation simple et anodine, mais Wittgenstein utilise cette phrase pour illustrer un point plus large sur la nature de la connaissance et de la certitude.
Wittgenstein soutient que nous ne pouvons pas vraiment justifier nos croyances les plus fondamentales, telles que l’existence du monde extérieur ou l’existence d’autres personnes, en utilisant des arguments logiques ou des preuves empiriques. Au lieu de cela, ces croyances sont ancrées dans notre manière de voir le monde et sont enracinées dans notre culture et notre langage.
En affirmant que nous sommes satisfaits que la Terre soit ronde, Wittgenstein semble dire que cette croyance est l’un de ces exemples de croyances fondamentales que nous prenons simplement pour acquis, sans pouvoir les justifier de manière définitive.
En résumé, ce fragment est un exemple de la façon dont Wittgenstein utilise des affirmations apparemment simples pour explorer des questions plus profondes sur la nature de la connaissance et de la certitude. »
Poussant ChatGPT dans ses retranchements, je poursuis :
– Les trois réponses que tu viens de me fournir relèvent-elles de la “croyance” ou de la “connaissance” ?
– ChatGPT : « Les trois réponses que je vous ai fournies relèvent davantage de la connaissance que de la croyance. Elles sont basées sur les concepts et les idées présentés par Wittgenstein dans son ouvrage On Certainty, qui est un texte philosophique qui cherche à clarifier notre compréhension de la certitude et de la connaissance.
Ces concepts ont été développés en utilisant des méthodes rigoureuses de raisonnement et d’analyse, et ont été influencés par les travaux antérieurs de Wittgenstein dans le domaine de la philosophie du langage.
Cependant, comme pour toute connaissance, il est important de reconnaître que ces idées peuvent être sujettes à des débats et à des critiques. De plus, notre propre compréhension et interprétation des concepts de Wittgenstein peuvent être influencées par nos propres expériences, croyances et perspectives personnelles. »
Conclusion : Toutefois, néanmoins, cependant, pour autant… Toujours ce besoin de rectifier, d’amender. La moindre assertion semble éveiller la défiance et la circonspection de ChatGPT et alourdir son style déjà pesamment didactique.
Est-ce que la prudence, le goût du “en même temps”, la hantise d’un avis tranché, une phobie du conflictuel, une sorte de bienveillance généralisée – bref une façon d’homélie jésuitique seraient le fin mot de la sagesse selon l’intelligence artificielle ?
Un demi-jour où tous les chats sont gris ?
Contrairement à Pascal qui ne souffrait pas la médiocrité du juste milieu, les algorithmes de ChatGPT seraient ardemment aristotéliciens ou Montaigne friendly et donc accordés au vaste mouvement de déhiérarchisation et désymbolisation qui aboutit à la médiocratie…
Le dernier mot, tout de même, à Wittgenstein, esprit subtil et brûlant qui écrit dans les Remarques mêlées*** : « La sagesse est grise. La vie au contraire, et la religion sont pleines de couleurs. »
* « Le plus solide plaisir de cette vie est le plaisir vain des illusions. » Giacomo Leopardi, Philosophie pratique.
** Ce renversement de perspective n’est pas sans rappeler sur un autre plan (religieux) cette remarque étonnante de Léon Bloy dans son Journal : « Tu as remarqué, bien des fois, et tu as fait remarquer le Texte de saint Paul disant que nous voyons tout « dans un miroir », à l’envers par conséquent. Il faut aller à l’extrémité de cette parole nécessairement absolue, puisqu’elle est donnée par l’Esprit-Saint. Donc nous voyons exactement le l’INVERSE de ce qui est. Quand nous croyons voir notre main droite, c’est notre main gauche que nous voyons, quand nous croyons recevoir nous donnons et quand nous croyons donner, nous recevons. »
*** Remarques mêlées est l’un des quelques ouvrages que j’ai constamment lu, relu tout au long de mon existence : c’est le cheminement complexe d’une âme fascinante à tous égards, qu’elle réfléchisse sur la littérature, la religion, la musique, la philosophie ou l’architecture. L’intellect de Wittgenstein est une spirale ascendante (ou ouvrante) qui s’applique aux sujets les plus divers y compris des questions appartenant au champ-limite de ce qui ne peut se dire – c’est une approche atypique et même antinomique dans le monde universitaire où le spécialiste creuse un seul et même sujet selon une spirale descendante (ou fermante)…
Illustrations : (en médaillon) photographie de Ludwig Wittgenstein © picture alliance / dpa / Wittgenstein Archive Cambridge / Ben Richards – dans le billet : dessin de Jean-Jacques Sempé extrait de l’album Quelques philosophes (2002).
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
À la belle question « Pourquoi la Terre est-elle ronde ? », quelques tentatives de réponse.
– Parce que la lune est son reflet
– Parce que la pupille est carrée
– Parce que les millénaires en ont usé les angles
– Parce que les autres planètes auraient été jalouses
– Parce que la projection plane de sa surface devait rester à jamais approximative
– Parce qu’Il manqua d’imagination
– Parce que la sphère simule le mieux parmi les formes la perfection
– Parce qu’Il colla et roula la poussière cosmique comme on roule de la mie quand ça s’éternise, comme on fait, l’attention ailleurs, des agaçantes larmes de cire des billes molles.
– Parce qu’une autre hypothèse semble difficile à étayer.
Merci pour ces poétiques réponses !
🙂