Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Entre avril et mai de l’année 1875, vagabondant à travers l’Italie à demi mort de faim, Rimbaud est hébergé, nourri et soigné un mois durant par une mystérieuse dame milanaise. Dans Rimbaud et la veuve Edgardo Franzosini recompose non seulement son séjour en faisant parler les traces légères laissées par le poète dans le Milan de l’époque mais, avec un luxe de détails, il brosse aussi un admirable portrait du poète : « L’année 1875 marque un tournant, raison pour laquelle on parle habituellement d’un avant et d’un après cette date, c’est l’année au cours de laquelle commence ce que l’on a appelé « le silence de Rimbaud ». Sur le silence du poète des illuminations, on a écrit des milliers et des milliers de pages. Trop, peut-être. Tant et tant qu’on aurait envie de liquider la question comme le fit Remy de Gourmont : « Il vécut comme poète ce que vit un champignon – peut-être vénéneux… »
Si nombreuses et plutôt discordantes sont les explications quant aux motivations d’une telle décision, « logique, honnête et nécessaire » à en croire Verlaine, l’opinion est unanime pour situer le début de cette véritable aversion pour la littérature, précisément au cours de cette période.
L’année 1875 est cependant également celle où, vers le milieu du printemps, après un séjour d’environ deux mois à Stuttgart et après avoir traversé à pied toute la Suisse, depuis la frontière allemande jusqu’au Lac Majeur, Rimbaud pénètre en Italie, traverse une partie de la Lombardie, et s’arrête à Milan. »
En saurons-nous plus ? Pas vraiment. Malgré une érudition étourdissante Edgardo Franzosini ne nous livre guère de faits probants concernant une supposée relation entre Rimbaud et la « vedova molto civile », la « charitable dame milanaise » mais un poudroiement de témoignages ou d’indices indirects qui sont autant de tremplins pour notre imagination. Cette enquête menée tambour battant autour d’un presque blanc biographique n’est au fond qu’un fil conducteur, une sorte de MacGuffin littéraire autour duquel Franzosini déploie un riche portrait d’Arthur Rimbaud tout en contrastes, contradictions et suppositions qui creusent davantage le mystère de celui qui fut à la fois une sorte d’ange voyou, ardemment dromomane, un peu beatnik avant l’heure, un électron libre incontrôlable et insupportable pour certains (sa mère principalement) et pour d’autres (amis et littérateurs) un « poète, prophète, visionnaire, dieu » – bref, « quelque verbe fait chair » selon son beau-frère Paterne Berrichon. Edgardo Franzosini, biographe et traducteur italien, né en 1952 est un écrivain, tout à fait étonnant. Il a écrit des œuvres biographiques libres et érudites sur Raymond Isidore dit “Monsieur Picassiette”, l’acteur hongrois Bela Lugosi (Dracula) et le sculpteur Rembrandt Bugatti. Cette magnifique fresque-mosaïque sur, autour d’Arthur Rimbaud est superbement servie par l’impeccable traduction de Philippe Di Meo.

Patrick aime assezChez le même éditeur et de la part du même traducteur (décidément très actif), on se réjouit de pouvoir lire un nouveau texte de Federigo Tozzi (1883-1920) écrivain-comète dont l’œuvre a connu un sort étrange du fait de sa mort prématurée. Ses écrits, souvent dispersés, à contre-courant et foncièrement incompatible avec l’idéologie du régime fasciste, n’ont pas été publiés pendant près de quarante ans. Après avoir édité trois textes dont l’extraordinaire Les choses Les gens, la Baconnière nous offre Des Jeunes. Ce recueil réunit vingt-quatre nouvelles qui sont autant de petits romans sans longueurs ni temps morts, grâce auxquels Tozzi nous plonge dans la vie quotidienne, psychologique et spirituelle des Siennois. Au centre de ces récits se nichent la difficulté, voire l’impossibilité, des rapports humains et le deuil de la jeunesse. Diurnes, souvent écrasées de soleil, ces histoires commencent là où se terminent habituellement la plupart des récits, en rendant compte non seulement des conversations mais aussi des ruminations que celles-ci engendrent. Tozzi restitue et module, dans une langue enveloppante d’une rare sensualité, le ressenti de chacun. On va ainsi de la régression la plus désinvolte au masochisme le plus sauvage, spectre thématique nourri au feu d’une adolescence particulièrement torturée puisque Federigo Tozzi ayant perdu sa mère à l’âge de 12 ans entretint des rapports difficultueux avec un père autoritaire. 

Patrick aime assezRestons dans la littérature italienne pour signaler sur une thématique proche de Tozzi, la parution aux Cahiers de l’Hôtel de Galliffet de Conservatorio di Santa Teresa de Romano Bilenchi (1909-1989) dont l’action se déroule à la veille de la Première Guerre mondiale et se conclut au lendemain du conflit. C’est un climat de haine et de violence qui se dessine en filigrane de ce Bildungsroman à travers le regard parfois glaçant, parfois inquiétant, rarement apaisé, de Sergio, que l’on suit de l’enfance à l’adolescence, au sein d’une nature hors du temps des hommes et qui lui ressemble, celle de la Toscane siennoise (que Federigo Tozzi a décrite dans sa noirceur et sa beauté). Les cours du Conservatorio auxquels il assiste marquent son entrée dans l’Histoire, qui se dessine peu à peu au revers de l’intime et de petits faits du quotidien pour converger dans l’avènement du fascisme naissant et dévoiler sa face hideuse à travers les échos de la guerre, du sexe et d’innombrables non-dits qui oppressent l’enfant.
Ces thèmes, que Romano Bilenchi avait abordés pour la première fois dans la nouvelle Anna et Bruno (Éditions Tour de Babel, 1995), seront ensuite développés dans la trilogie des Années impossibles : La Sécheresse, La Misère, et plus tardivement Le Gel (Verdier, 1994) : autant de déclinaisons du mal qui corrode la société italienne de l’entre-deux-guerres, sous la lucidité pénétrante du regard d’un enfant témoin.

Patrick aime pas malOn ne dira jamais assez tout ce que nous devons à ces travailleurs de l’ombre, à ces passeurs d’univers que sont les traducteurs et les traductrices !
Ainsi d’Anne Picard – traductrice de l’espagnol (Argentine) – qui depuis 2017 a entrepris avec les éditions des femmes-Antoinette Fouque de mieux nous faire connaître l’œuvre immense de Silvina Ocampo. Après La promesse (2017), Sentinelles de la nuit (2018) et Inventions du souvenir (2021), voici Les Répétitions et autres nouvelles inédites. Vingt-quatre nouvelles et deux brefs romans composent ce nouveau recueil, dont beaucoup de textes inédits. Ces nouvelles, écrites entre la fin des années 1930 et 1980 offrent un vaste échantillon des différentes tonalités narratives et thématiques de Silvina Ocampo. On y retrouve ses obsessions fécondes, toujours insondables, inquiétantes : le mystère des maisons et des jardins, les cruautés et les artifices de l’enfance, la prédestination d’un nom, les amours fantasmées… Défiant les frontières entre le quotidien et l’exceptionnel, éprise de la magie imperceptible de chaque jour, c’est avec une grande liberté narrative que Silvina Ocampo tisse une matrice poétique qui frôle le fantastique, instillant dans  le récit une dose de vraisemblance sans renoncer jamais aux situations, tout aussi cohérentes et plausibles du monde dit réel. Une œuvre littéraire importante et singulière dont d’autres traductions sont prévues.

Impossible de quitter cette chronique des littératures étrangères sans parler de trois autres grands traducteurs par ailleurs eux-mêmes écrivains, essayistes, poètes et éditeurs : Mireille Gansel, Jean-Yves Masson, Christophe Carraud. 

Patrick aime pas malDe Mireille Gansel (dont j’ai déjà parlé ici et ) on doit en édition bilingue (catalan – français) à la Coopérative un nouveau recueil de poèmes d’Antoni Clapés. Traducteur renommé, également éditeur et critique d’art, il est l’auteur d’une vingtaine de titres. Après Et le soleil dans ta main, qui réunissait deux de ses recueils récents, Entre nature et rêve est son second livre traduit en français. Composé de trois recueils que l’auteur a choisi de réunir en raison de leur forte parenté thématique et formelle, on retrouve une poésie qui se dit à voix basse, tendue entre l’éternité et la fragilité du présent. Immatérielle, elle se faufile entre le dit et le non-dit – comme un léger sommeil.

Patrick aime assezToujours de Mireille Gansel, voici la traduction de l’allemand d’Exode et métamorphose de Nelly Sachs, Prix Nobel de littérature en 1966. Ce volume publié dans la collection Poésie/Gallimard regroupe les quatre recueils majeurs de la poétesse : Dans les demeures de la mort (1947), Éclipse d’étoile (1949), Et personne n’en sait davantage (1957), Exode et métamorphose (1959). Cet ensemble veut rendre justice à une œuvre capitale du XXe siècle où l’auteure parvient, au-delà des déchirements de l’Histoire et du drame personnel, à refonder un espoir en l’humanité. Signalons qu’il ne s’agit pas de la simple reprise au format de poche de l’édition précédente ; les traductions ont fait l’objet d’une révision en profondeur sur la base d’une nouvelle édition allemande parue entretemps. Cette publication est accompagnée d’une substantielle et éclairante préface de Jean-Yves Masson, grand connaisseur (et traducteur) de la littérature germanophone. 

Patrick aime assezEnfin l’infatigable traducteur de l’italien qu’est Christophe Carraud, spécialiste de Pétrarque, à la tête depuis 2010 de la maison d’édition adossée à la revue Conférence, nous propose avec La philosophie de Rachel Bespaloff de Laura Sanò la première vision d’ensemble d’une grande protagoniste du débat philosophique au XXe siècle. Rachel Bespaloff (1895-1949) considérée par ceux qui l’ont rencontrée (Léon Chestov, Benjamin Fondane, Jean Wahl, Gabriel Marcel, Jean-Paul Sartre…) comme une femme d’une intelligence extraordinaire et d’une pénétration exceptionnelle est une philosophe encore presque inconnue. La rareté des textes qu’elle a publiés de son vivant, son existence trop précocement interrompue, la difficulté qu’il y a à la ranger dans une école particulière de pensée, n’ont pas contribué à sa notoriété. Ce n’est que récemment, grâce notamment à la revue Conférence qui l’a régulièrement publiée de 1998 à 2005, que le public français a découvert cette personnalité qui compte au nombre des plus représentatives de la culture européenne de l’entre-deux guerres. Le livre que Laura Sanò lui avait consacré en 2007 permet d’aller plus loin dans la redécouverte – il a été remanié pour cette version française tout en conservant la préface de Remo Bodei (1938-2019), homme et penseur remarquable.

Rimbaud et la veuve de Edgardo Franzosini, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Éditions la Baconnière, 2023 (17,50€).
Des Jeunes de Federigo Tozzi, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Éditions la Baconnière, 2023 (20€).
Conservatorio di Santa Teresa de Romano Bilenchi, préface de Michèle Lesbre, traduit de l’italien par Marie-José Tramuta, Cahiers de l’Hôtel de Galliffet Troisième série, 2023 (18€).
Les Répétitions et autres nouvelles inédites de Silvina Ocampo, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard, Éditions des femmes-Antoinette Fouque (18€).
Entre nature et rêve de Antoni Clapés, édition bilingue, traduit du catalan par Mireille Gansel et Dolors Udina avec la collaboration de l’auteur, Éditions de la Coopérative, 2023 (18€).
Exode et métamorphose et autres poèmes de Nelly Sachs, traduit de l’allemand (Suède) par Mireille Gansel, bibliographie de Blandine Chapuis, préface et notes de Jean-Yves Masson, Collection Poésie/Gallimard (n° 578), Éditions Gallimard, 2023 (11,10€).
Une pensée en exil – La philosophie de Rachel Bespaloff de Laura Sanò, traduit de l’italien par Christophe Carraud, préface de Remo Bodei, Collection Teamim, Éditions Conférence, 2023 (23€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique / Éditions la BaconnièreCahiers de l’Hôtel de Galliffet Troisième sérieÉditions des femmes-Antoinette FouqueÉditions de la CoopérativeÉditions GallimardÉditions Conférence.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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