Ce petit livre relève d’une sorte que j’aime particulièrement et qui fait le désespoir commercial des éditeurs: le fourre-tout, la compilation-macédoine, l’anthologie-salade de fruits, autrement dit les analectes, pandectes de tout et de rien qu’on appelle aussi spicilège. Soit d’après les lexicographes: « Recueil de notes, de documents, de textes. Synon. anthologie ». Évidemment on pense à Spicilège de Marcel Schwob (1896).
Ce livre posthume de Silvina Ocampo (1903-1993) relève de cet improbable catégorie littéraire aussi séduisante qu’indéfinissable. Ernesto Montequin qui en est l’ordonnateur a réuni quatre séries de fragments que l’on peut lire comme un « journal nocturne » (il semble que Silvina Ocampo fut une grande insomniaque). Le cahier central, intitulé Sentinelles de la nuit, écrit entre mai 1960 et janvier 1970 est dédié à la poétesse Alejandra Pizarnik. L’éditeur lui a adjoint deux autres séries de fragments: Inscriptions sur le sable (série composée entre 1950 et 1962) et Épigrammes (série composée entre 1980 et 1987), ainsi qu’Analectes, un choix de notes et de projets de nouvelles extraits des cahiers et des papiers de Silvina Ocampo. C’est le livre le plus personnel et le plus secret de l’écrivaine argentine dont on sait qu’elle fît de la brièveté un véritable credo littéraire. S’il me plaît tant est que, comme les livres de Marcel Schwob, il engage à réfléchir par l’imprévu du ton, l’impromptu des pensées, l’éclectisme des sujets… Il en émane un bruit de fond où l’on perçoit la rumeur inquiète qui monte  en chacun de nous.
Que trouve-t-on?
Des souvenirs d’enfance (pas toujours heureux), des ébauches de nouvelles plus ou moins travaillées (de deux à quinze lignes), les conseils d’un surmoi consolateur ou les admonestations de ce double (« mon je inaccessible » p. 115) qui se cache derrière tout « narrateur », des rêves (qui parfois livrent leur rapport énigmatique avec l’écriture), des visions nocturnes produites par l’insomnie, des prémonitions diurnes, et des questionnements, des peurs, des hantises, des phobies, des angoisses (sur la souffrance, la vieillesse, la mort)… Une citation de Kafka (sans commentaire) et de Baudelaire, quelques allusions à J. L. Borges, A. Bioy Casares, Julio Cortazar, Italo Calvino et Jules Supervielle.
D’emblée on est sous le charme de cette écriture si délicate et (sans sexisme) si féminine par son intelligence intuitive des choses de la vie. Quel art pour traduire en mots la fugacité des émotions, les mouvements les plus ténus de notre psychisme et les stratégies les plus retorses ou ridicules que nous imaginons pour faire de la vie un fleuve pas trop intranquille! Certes, il y a des éclairs et parfois de modestes scintillements. Diversité nécessaire à l’économie de la lecture: qui peut vivre sous des flashs continuels, sous d’incessants coups de canon? Il faut un peu d’ennui pour rendre la vie divertissante (p.67). Il y a donc des propos un peu obscurs, des observations triviales ou même de francs truismes… Demi-réussites qui ne rendent que plus fort le coup de fusil dans la nuit d’une pensée hors du commun. Ainsi d’une occurrence fragmentaire à l’autre naviguons-nous avec la fantaisie, l’humour caustique de Silvina Ocampo, sa fausse innocence pleine de sagacité, et surtout son acuité redoutable pour traquer les petitesses, travers, compromissions auxquels nous assujettit l’humaine condition.  
Bref, dans le choix du fragment comme arme légère pour échapper à la tyrannie du présent et du cliché, je me suis senti « chez moi ». Et c’est avec un extrême plaisir que j’ai lu ces noix d’or, les cassant et dégustant avec lenteur pour laisser retentir en moi les multiples échos que suscitent ces merveilles. Si l’on voulait à tout prix chercher les références illustres auxquelles fait penser la versatilité ocampienne, on pourrait avancer: La Rochefoucauld (morale), Antonio Porchia (métaphysique), Pessoa (nostalgie), Michaux (apophtegmes, bestiaire), Valéry (introspection).
« Mon Dieu, pardonne-moi d’avoir écrit tant de mots inutiles. J’ai juste voulu combler le silence que j’adore. » Quel écrivain ne voudrait « conclure » avec cette pépite?
Ce livre va rejoindre sur mon chevet Le livre des amis de Hugo von Hofmannsthal et quelques autres viatiques qui, tels des anges gardiens, sont prêts à me défendre des blancheurs de l’insomnie ou m’aider à boire le « Lait noir de l’aube ».

« Penser est-ce donc l’unique chose?… ce qui continuera à nous torturer, à susciter plaisir, peur ou paix. Est-ce Kafka ou Proust, est-ce Verlaine, est-ce Ronsard qui gravent ce qu’ils ont pensé en nous. Est-ce Ravel, Brahms, Schumann, Wagner qui ont laissé cette émotion? À quel moment?… Et puis tout cela pourrait aussi bien être la tortue de Biarritz, le jour de la tornade, qui fut la seule à avoir prévu le cataclysme. Elle, si lente d’habitude, traversait le jardin sans faire de halte, d’un bout à l’autre. Elle savait, prévoyante: sibylle, image du monde. » (p. 121)
Sentinelles de la nuit de Silvina Ocampo, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard, avant-propos d’Ernesto Montequin, Editions Des Femmes Antoinette Fouque. LRSP (livre reçu en service de presse)

Signalons chez le même éditeur la parution de La Promesse de Silvina Ocampo lue par Florence Delay. Un chef-d’œuvre à écouter en CD MP3 (Texte intégral, 3h32, 22 €).

Illustrations: Éditions Des Femmes Antoinette Fouque.

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Patrick Corneau